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Un texte pour le calendrier de l’Avent de Chancy

Une nouvelle vie pour Noël

Une nouvelle vie pour Noël

En ce début décembre, le brouillard étreignait le village de Chancy, comme toujours en automne. Il commençait à faire froid et le givre recouvrait le sol et la végétation. L’été indien avait duré cette année et les températures étaient restées longtemps au-dessus des moyennes saisonnières. Ce matin-là, il faisait encore nuit à l’heure d’aller à l’école. Les réverbères diffusaient une lumière étouffée par la brume. L’atmosphère était ouatée. Les phares des voitures nombreuses qui circulaient à travers le village se diluaient dans l’humidité.  Il avait commencé à neiger. On croisait sur les chemins et les trottoirs des petites têtes couvertes de bonnets multicolores et des silhouettes bien emmitouflées. Ce 6 décembre était le premier jour pour Sacha dans sa classe de 7P. En allant à l’école, les autres écoliers le regardaient avec curiosité. Sentant les yeux des enfants braqués sur lui, le jeune garçon essayait de se cacher dans sa doudoune sous son capuchon. Il poursuivit sa route. C’était le début d’une nouvelle vie pour sa maman et lui. D’un côté, Sacha était content, d’un autre côté, il avait très peur, car rien n’était sûr dans l’existence. Pourraient-ils rester ici ? Devrait-il repartir ?  Les derniers mois avaient été très difficiles. Lorsqu’il y repensait, des larmes roulaient sur ses joues. Mais il les essuya vite pour que personne ne les voie. Il arborait à présent un grand et beau sourire et regarda les illuminations de Noël sur les platanes devant le temple, elles scintillaient comme la Voie lactée au petit matin. C’était bientôt Noël, le premier Noël à deux avec sa maman, ou peut-être à trois avec son petit frère ou sa petite sœur, le premier Noël de leur nouvelle vie.

Sylvie avait eu beaucoup de courage et de force. Parfois, des décisions particulièrement dures permettaient de sauver des vies. Elle en avait sauvé trois d’un coup, mais avait plongé sa famille dans l’incertitude et la précarité. Ils étaient libres, en bonne santé, mais n’avaient plus ni de toit ni d’argent. La liberté n’a pas de prix, se répétait-elle souvent pour s’encourager.
 

 Ce matin-là, lorsqu’elle avait fait un câlin à Sacha avant qu’il ne parte à l’école, des images de son passé avaient défilé dans sa tête. Elle n’avait pas essayé de les chasser. Ces souvenirs faisaient partie d’elle, de ce qu’elle avait réussi à construire et à sauver, elles étaient aussi des parties de la vie de son fils et du bébé à venir. Même si elles révélaient un passé douloureux, elles faisaient d’elle ce qu’elle était aujourd’hui. Elle les acceptait. C’était le seul moyen de vivre sereinement et d’avancer. Sylvie n’avait ni de remords ni de regrets. La jeune femme avait juste pris parfois la mauvaise route. Personne ne pouvait la condamner pour cela.

Pendant un certain temps, elle s’était sentie coupable, surtout pour Sacha, qui avait dû traverser de lourdes épreuves. Elle lui avait expliqué que les erreurs permettaient de se construire et d’apprendre. L’erreur est humaine et prouve que l’on est en vie. Si l’on ne se risque pas sur les chemins de l’existence, il est impossible de progresser. Faire du surplace n’est pas vivre vraiment. Selon la société, Sylvie avait eu tout ce qu’il fallait pour être heureuse, du moins en apparence. Un mari, un enfant, un autre à venir, une jolie maison sur la côte vaudoise, une situation financière saine. Mais la réalité était très éloignée de ce qui était visible à l’oeil de tous.

Depuis la naissance de Sacha, elle ne travaillait plus. Lorsque son garçon avait fêté ses sept ans, Sylvie avait commencé une activité de créatrice de bijoux fantaisie qu’elle revendait sur internet. Son mari disposait d’un excellent poste en tant que directeur financier dans une multinationale. Sylvie ne voyait plus sa famille depuis un moment, ils s’étaient brouillés et elle ne parlait plus avec ses parents. Le couple ne côtoyait plus que les proches de Victor, et cela assez rarement, puisqu’ils habitaient dans la région Lyonnaise. Ils recevaient parfois des amis à la maison, mais uniquement des connaissances ou des collègues de son mari. Depuis qu’elle s’était mariée, elle n’avait plus de contact avec ses anciennes amies. Victor lui avait dit que c’était normal, que c’était ainsi, que c’était la vie, que si ses copines ne voulaient plus la voir, c’était qu’elles n’étaient pas vraiment des amies. Victor lui interdisait aussi de travailler alors qu’après l’entrée de Sacha à l’école primaire, elle désirait reprendre une activité professionnelle. Sylvie avait fait des études brillantes en commerce et disposait d’une formation en marketing. Elle occupait autrefois un poste de chargée de projet en marketing dans la même entreprise que Victor. C’est ainsi qu’elle l’avait rencontré. Au travail.

À l’époque, Victor était marié. Sylvie avait 23 ans et lui 30 ans. Il la fascinait et il est vrai qu’il était fascinant. Intelligent, charismatique, beau, convaincant, avec le bon mot au bon moment, drôle et attentionné. Elle le croisait dans les couloirs du bureau et à certaines réunions. Il avait commencé à essayer de la séduire, lui laissant des petits mots sur son bureau, lui faisant des compliments, puis en l’invitant à dîner un soir. Tout d’abord, elle n’avait pas donné suite à ses avances et avait refusé ses invitations. Ses collègues ne voyaient pas ses agissements d’un bon œil.  Elles l’avaient prévenue qu’il jouissait d’une réputation de coureur de jupons. Cependant, il lui plaisait et elle était assez fière qu’il s’intéresse à elle. Ses collègues féminines étaient jalouses. Elle avait donc fini par céder. Compliments, déclarations d’amour, cadeaux, voyages. Pendant les trois premiers mois de leur relation, Victor lui avait fait vivre un véritable rêve romantique. Après six mois de liaison, Victor divorçait d’avec sa première femme et s’installait avec Sylvie dans son appartement. À ce moment-là, elle avait eu envie de clouer le bec à toutes les personnes qui avaient dit du mal de lui : « Tu verras, il ne quittera jamais sa femme. De toute façon, il te trompera aussi, un homme qui trompe une fois est toujours infidèle. Est-ce que tu sais pourquoi ils ont divorcé, sa femme et lui ? » Elle était convaincue que ces personnes étaient envieuses de son bonheur. Victor le lui avait dit. C’est ainsi qu’à la longue, la jeune femme avait coupé les ponts avec ses amis et sa famille. Un an après, ils s’étaient mariés en secret, ils étaient neuf en tout dans la salle des mariages de la mairie. Les deux témoins, des amis de Victor, sa mère et ses deux frères, une collègue de travail ainsi que la maire de la commune et un adjoint. Son futur mari n’avait pas voulu que la famille de Sylvie soit présente, prétendant qu’elle ne l’aimait pas. Sous le charme, aveuglée, la jeune épouse n’avait pas cillé. Elle souhaitait se marier plus que tout au monde. Il n’y avait que lui dans son monde et qui plus est, Sylvie était déjà enceinte de Sacha. Ils avaient acheté la maison dans la foulée. Un véritable conte de fées.

Sylvie ne s’en rendait pas compte, mais elle s’était isolée, avait perdu son indépendance, ses amis et sa famille. Elle était totalement à la merci d’un homme, qui quotidiennement lui faisait comprendre, par de petites phrases assassines qu’elle n’était rien, qu’elle ne valait rien et qu’elle ne vivait que par lui.

Après la naissance de Sacha, Sylvie était encore plus seule, encore plus démunie. Victor s’absentait souvent le week-end et rentrait tard le soir prétextant des réunions de travail et des escapades entre amis. Pendant ce temps, elle s’occupait de la maison et du bébé et ne voyait plus personne. Sacha grandissait et la relation s’empirait. Les disputes étaient de plus en plus violentes. Victor hurlait pour un oui et pour un non. « Ton repas est vraiment dégueulasse ! Tu n’es bonne à rien ! Tu as vu comme tu te laisses aller ? Tes cheveux sont sales. Tu es vraiment moche. Sois content que je veuille encore de toi ! Personne ne voudrait d’un laideron comme toi ! Tu es folle, ma vieille ! Tu ne sers à rien ! Tu me fais honte devant nos amis, je n’inviterai plus personne ! Comment ai-je pu tomber amoureux d’une imbécile pareille? Depuis que Sacha est là, tu n’es plus une femme, tu n’es plus qu’une mère… Tu me dégoûtes ! Tu es conne et inutile ! »

Sylvie encaissait sans broncher, Victor devait avoir raison. Elle était nulle, laide, bête et inutile. Il avait toujours raison de toute façon. Chaque fois qu’une personne extérieure, témoin d’une scène, essayait de lui parler de l’attitude de son mari que ce soit une voisine, une commerçante ou une connaissance, elle cherchait des excuses à Victor.

      — Non, mais il n’est pas toujours comme ça. Il a énormément de travail et il est stressé. Ne vous inquiétez pas pour moi.

 C’est lorsqu’elle sut qu’elle était à nouveau enceinte qu’elle prit la décision salvatrice de partir. Sylvie avait annoncé à Victor qu’elle attendait un autre enfant. Au lieu de s’en réjouir, il l’avait giflée. « Tu n’aurais pas pu faire attention ? De toute manière, je suis sûr qu’il n’est pas de moi ! »

Ce geste et ces paroles blessantes, qui n’étaient pourtant pas inédites, furent le déclic.

C’était un dimanche matin. Victor était parti immédiatement après leur altercation jouer au golf avec des amis, la laissant tremblante et en pleurs. Sacha avait assisté à la scène. La violence de son père avait tétanisé le jeune garçon et avait fait réagir Sylvie, pour la première fois.

Elle s’était sentie en danger parce qu’elle portait la vie et que Sacha en avait été témoin. Ce n’était pas pour elle, mais pour Sacha et pour son futur enfant qu’il fallait s’enfuir. Une heure plus tard, leurs affaires étaient prêtes. Assise dans la voiture familiale, elle n’avait pas réfléchi. Partir, oui, mais pour aller où ? Elle n’avait pas d’endroit où se réfugier. Ses parents ne lui parlaient plus et elle n’avait pas d’amis qui auraient pu l’héberger. Sans argent, que faire ? Victor l’avait tout d’abord privée de moyens financiers. C’est lui qui pourvoyait aux besoins de la famille. Ce qu’il répétait souvent à qui voulait bien l’entendre. Il était un porte-monnaie sur pattes, un con de payeur. Paradoxalement, il empêchait son épouse de travailler. Le compte bancaire de Sylvie n’était plus alimenté depuis longtemps. Les maigres revenus dont elle disposait provenaient de la vente des bijoux qu’elle créait. Heureusement, c’était l’unique domaine de sa vie qu’il n’avait pas encore réussi à contrôler. Ses économies avaient été investies dans la maison. Ils avaient uniquement un compte commun et Victor en avait la gestion. Il lui avait demandé de reverser les fruits de ses ventes sur le compte commun, mais elle avait résisté en argumentant que c’était trop compliqué pour ses clients. Elle avait ainsi pu économiser environ 2000 CHF. Mais c’est tout ce qu’elle possédait.

Ils passeraient la première nuit dans un hôtel proche de Genève. Elle verrait ensuite comment faire.

Elle fut tirée de ses souvenirs par la sonnette de la porte. Qui pouvait bien venir la voir si tôt le matin ? Une femme qu’elle ne connaissait pas se tenait sur le perron.

– Bonjour Madame Kowalsky. Je vous souhaite la bienvenue à Chancy. Je me présente, Virginie Novelle, la secrétaire communale. Je me suis occupée de votre relogement dans cet appartement avec l’association qui vous a pris en charge. Je voulais vous rencontrer et m’enquérir si tout allait bien.

Elle se trouvait face à la personne qui lui avait offert une nouvelle vie, un refuge, un toit. Elle éclata en sanglots en tenant la main de Madame Novelle.

– Je… je vous suis tellement reconnaissante…. Je ne sais pas comment exprimer ma gratitude… Vous avez changé notre vie… Vous nous avez permis d’avoir un toit, de nous sentir en sécurité ! Depuis que nous sommes ici, je peux enfin respirer… vivre ! Sacha, il est tellement heureux… !

– C’est normal, Madame… Nous sommes ravis de pouvoir vous aider. Votre histoire nous a beaucoup touchés… et je suis une femme, comme vous…j’ai des enfants et je ne peux que compatir à tout ce que vous avez traversé. Nous n’avons pas hésité une seconde quand l’association nous a soumis votre dossier…

– Merci, merci de tout cœur.

Avant d’obtenir cet appartement de quatre pièces au centre du village de Chancy, pendant six mois, Sacha et elle avaient erré, sans domicile fixe. Victor les pourchassait, la harcelait et la menaçait pour qu’elle revienne. Passant d’abord une semaine dans un hôtel aux portes de Genève, Sylvie avait contacté une association qui s’occupait de personnes victimes de violences, le centre LAVI. Au départ, elle était tombée sur la mauvaise réceptionniste. La femme au bout du fil avait fait preuve d’une certaine froideur et même d’arrogance lorsque Sylvie lui avait raconté son histoire. Avez-vous porté plainte ? lui avait-elle demandé. La femme lui avait ensuite reproché d’avoir pris Sacha avec elle. Sylvie n’avait pas eu le temps de porter plainte, elle cherchait un endroit où elle et son fils seraient à l’abri. Puis, ne sachant plus vers qui se tourner et comme tous les organismes qu’elle contactait ainsi que la police lui répondaient de s’adresser avant toute chose au centre LAVI et qu’il ne lui restait presque plus d’argent pour payer un hôtel, elle avait rappelé le centre. Cette fois, la personne au bout du fil avait été d’une grande aide. Elle avait été prise en charge avec Sacha dans un foyer d’hébergement d’urgence à Onex, mais l’association n’avait pas de solution de logement disponible sur le long terme. Ensuite, l’assistante sociale et la psychologue lui avaient expliqué que parce qu’elle avait été victime de violences psychologiques et économiques, mais pas de violences physiques dont elle aurait la preuve et même si elle avait entre temps porté plainte, que son mari ne serait vraisemblablement jamais condamné et que dans ce cas-là, ses frais ne seraient pas pris en charge très longtemps, qu’elle devait s’adresser à une autre association. Désespérée, elle se tourna vers une structure spécialisée dans les violences en couple, qui l’accueillit et l’écouta avec attention. Une demande de logement provisoire fut déposée dans un autre centre d’accueil d’urgence pour femmes. Pendant environ une semaine, ils durent à nouveau être logés dans un hôtel. À ce moment-là, Sylvie faillit renoncer. Victor ne lâchait pas, lui disant tout d’abord qu’il allait se suicider, puis la menaçant de la poursuivre en justice pour enlèvement d’enfant et abandon du domicile, puis en lui assénant que de toute manière elle était si bête et si mauvaise qu’elle n’y arriverait jamais sans lui. « Tu n’y arriveras jamais sans moi ! » lui avait-il répété en hurlant. Il sentait qu’elle était à bout. De toute façon, il avait perçu chaque faille et s’y était infiltré sournoisement pour la détruire et la maintenir sous son emprise. C’est comme ça qu’il fonctionnait et jusque-là, elle avait toujours succombé.

Le seul argument qui aurait pu lui faire changer d’avis était la crainte de perdre son fils. La jeune femme avait tenu bon. Elle n’avait pas lâché. De toute façon, Sacha ne voulait pas retourner avec son père. Il en avait peur à présent. L’enfant désirait rester auprès de sa mère. Il savait qu’elle le protégerait toujours.

Sacha et Sylvie avaient trouvé refuge dans une maison pour femmes derrière la gare pour trois mois. Du provisoire, encore. Combien de temps devraient-ils errer ? Trouver un logement, sans être divorcée, sans travail, sans argent, était impossible à Genève et dans la région. Qu’allaient-ils devenir ? Elle ne pouvait pas retourner avec Victor. Elle ne survivrait pas et exposerait Sacha à de la violence inacceptable. C’était hors de question.

Madame Novelle but un café avec Sylvie, puis partit tout en lui disant qu’elle ne devait pas hésiter à la contacter si elle avait besoin de quoi que ce soit. Sacha allait bientôt rentrer de l’école et elle devait préparer le repas de midi. Elle se réjouissait de recueillir les impressions de la première journée de Sacha et de le retrouver. Comment étaient ses nouveaux camarades de classe et leur enseignante ?

Elle savait que Sacha ne reviendrait peut-être pas tout de suite après l’école. Près de leur appartement, il y avait une étable qui abritait une vache et son veau, un âne et un vieux hongre noir. Sacha adorait leur rendre visite pour voir le petit animal grandir. Il y allait tous les jours.

Dès son arrivée au deuxième centre d’hébergement, les responsables de l’association avaient encouragé Sylvie à trouver un travail. Ainsi, tous les jours, elle s’appliquait à éditer son CV, écrire des lettres de candidature, à se présenter dans des boutiques, des restaurants et des magasins. Retravailler lui permettrait de retrouver son indépendance. L’avocate qui aidait les pensionnaires l’avait également soutenue pour demander le divorce après avoir déposé plainte contre son mari. Elle l’avait toutefois prévenue que ce ne serait pas facile, que cela durerait longtemps. Sacha n’allait plus à l’école, mais était pris en charge par des enseignants mis à disposition par le lieu où elle vivait. Le petit garçon souffrait énormément de la situation. Parfois, la jeune femme se demandait si elle n’aurait pas dû le reconduire chez son père, pour qu’il puisse retourner dans son école, revoir ses amis. Toutefois, lorsqu’elle avait évoqué le sujet avec son fils, il avait refusé en pleurant.

La patience et la persévérance de Sylvie pour retrouver un emploi avaient fini par payer. Elle avait été engagée dans un grand magasin en tant que vendeuse au rayon bijouterie, à 50%, temporairement, jusqu’à la fin octobre. Ce n’était pas énorme, mais c’était déjà ça. Insuffisant sans les aides sociales, mais assez pour pouvoir survivre avec Sacha. Le principal frein était que Sylvie était enceinte. Qui employait une femme pour un contrat à durée indéterminée en sachant qu’elle n’allait pas travailler par la suite pendant plusieurs mois en raison d’un congé maternité ? Le grand magasin lui avait promis de la réengager, c’était la seule option et opportunité qu’elle avait eue et elle l’avait saisie.

Juste avant la fin de son contrat, la bonne nouvelle était tombée, comme un don du ciel, le jour de l’anniversaire de Sacha. Un appartement les attendait dans la campagne genevoise, dans le village le plus à l’ouest de la Suisse, Chancy, à partir du 1er décembre. Un avenir se dessinait pour eux. Sylvie était comblée. Le petit frère ou la petite sœur de Sacha serait bientôt là. Ils auraient un toit sur la tête, de la nourriture et beaucoup d’amour.

 Même si son mari devenait de plus en plus menaçant et la traquait, elle gardait espoir. Un jour, Victor l’avait retrouvée malgré la peine que la jeune femme s’était donnée pour se cacher. Elle ne savait pas comment il avait réussi. Il l’avait suivie à la sortie de son travail et l’avait violemment agressée, en pleine rue. Sylvie était tombée sur le sol et si des passants n’étaient pas intervenus, il l’aurait tuée avec le bébé qu’elle portait. Elle avait dû être transportée à l’hôpital. La police avait pu prendre en compte sa plainte. Étant donné la gravité de l’agression, le procureur avait décidé d’une mesure d’éloignement à l’encontre de Victor. Cependant, le mari violent ne s’était pas calmé. Victor avait refusé le divorce Il avait évoqué une séparation par faute. Sylvie ne pouvait rien faire. Elle avait cependant pu obtenir d’un juge la mise en place de mesures de protection de Sacha vis-à-vis de son père.

Sacha rentra de l’école avec un énorme sourire aux lèvres. Il avait les joues rougies par le froid. Le bonheur qui se lisait sur son visage supprima tous les doutes et toutes les inquiétudes de Sylvie. Autour du repas, Sacha lui raconta que tout le monde avait été adorable avec lui et qu’il s’était déjà fait des amis. Personne ne lui avait posé de questions qui l’auraient mis en difficulté. Personne n’avait jugé son arrivée alors que l’année scolaire avait commencé. C’est comme si Sacha avait toujours été là. En classe, ils préparaient les fêtes de fin d’année : bricolages, chansons de Noël. Chancy aussi se parait. Derrière les fenêtres, sur les balcons et les façades, sur les lampadaires, à la nuit tombée, des milliers de lumières scintillaient dans la nuit. En face du bâtiment scolaire, vers la salle communale, un immense sapin avait été installé avec de belles décorations multicolores.

 Noël approchait à grands pas. Deux semaines étaient passées. Il restait encore un jour d’école, puis les vacances de fin d’année commençaient. Sylvie avait décoré l’appartement et acheté un petit sapin naturel. Au pied de l’arbre, elle avait aussi installé une crèche avec des animaux que Sacha avait confectionnés en pâte à sel. Ce n’était pas vraiment une crèche classique, car il avait tenu à rajouter Apollon, le vieux hongre noir, et Bibi, le petit veau sur le tableau. Il n’avait pas encore terminé. Il devait encore confectionner Marie, Joseph et l’Enfant Jésus. Il allait le faire le lendemain, le premier samedi des vacances, le 24 décembre. Il était si heureux. Il savait que sa maman n’avait pas pu lui acheter de gros cadeaux, mais ce qui comptait pour lui, c’est qu’ils soient tous les deux, ce jour-là. Ce soir, les enfants de l’école allaient chanter les morceaux qu’ils avaient appris à l’école aux parents. L’après-midi, ils faisaient aussi une représentation pour les seniors du village. Ce jour-là, malheureusement, Sylvie ne se sentait pas très bien. Elle était presque arrivée au terme de sa grossesse. Il restait encore environ dix jours jusqu’à ce que l’enfant naisse. Elle espérait qu’il naîtrait après les fêtes surtout pas le 25 ou le 31 décembre. Elle était un peu inquiète de l’accouchement, car elle se demandait comment faire pour Sacha. Qui le garderait ? Elle avait déjà posé la question à l’une des mamans des enfants de la classe de Sacha qui avait accepté du bout des lèvres. Pas facile d’accueillir chez soi un étranger alors que c’était la période des fêtes de famille. Elle allait accoucher seule, mais ce n’était malheureusement pas la première fois. Elle se souvenait de la naissance de Sacha. Victor était en week-end avec des amis au Portugal. Il était parti alors qu’il savait que son enfant devait naître. Il était arrivé à la clinique un jour après, puis ne s’était plus du tout occupé du bébé. Il ne le faisait que quand il le fallait, devant les gens, sa famille, ses amis. Mais dans la réalité, il ignorait complètement son petit garçon et laissait toute la charge des soins quotidienne à Sylvie.

Elle se trouvait bien mieux seule et ne voulait en aucun cas que Victor soit présent. Elle avait appris qu’il avait une nouvelle compagne qui habitait dans leur maison et qu’ils étaient partis dans les Caraïbes pour les fêtes. Raison pour laquelle il la laissait tranquille depuis quelques semaines. De toute façon, il avait contesté la paternité de l’enfant dès l’annonce de la grossesse… Sylvie aurait aimé que cela soit vraiment le cas, car elle aurait souhaité plus que tout au monde qu’il n’en soit pas le père.

Sylvie se réjouissait d’aller écouter Sacha à 16h30. Le bonheur de pouvoir mener une existence normale, avec des activités familiales et des instants précieux comme celui-ci lui avait manqué et elle se sentait coupable d’en avoir privé Sacha pendant quelques mois. Chaudement habillée, elle s’était rendue sur le parvis de l’école sous le préau couvert où les autres parents s’étaient déjà rassemblés pour assister au spectacle donné par les élèves de l’école de Chancy. La nuit venait de tomber.

Les enfants sortirent en rang de l’école et s’installèrent sur les marches par classes. Ils portaient tous des bonnets de père Noël. On lisait de l’émotion sur tous les visages aussi bien sur ceux des professeurs, des élèves que des parents et familles venus assister au spectacle. Il avait un peu neigé dans l’après-midi et une fine couche blanche recouvrait le sol et les toits.

Ils commencèrent par le classique : « Vive le vent ! Vive le vent d’hiver ! » enchaînèrent par « Mon beau sapin », « Douce nuit », puis « Il est né le divin enfant ». Au dernier couplet, lorsque les petites voix entamèrent,

« Ô Jésus, ô Roi tout puissant
tout petit enfant que vous êtes
Ô Jésus, ô Roi tout puissant
régnez sur nous entièrement

Il est né le divin enfant
Jouez hautbois, résonnez musettes
Il est né le divin enfant
Chantons tous son avènement ».

Sylvie sentit qu’il se passait quelque chose dans son bas ventre. Un chatouillement, un mouvement, comme si le bébé qu’elle portait lui faisait un signe, comme s’il voulait lui dire combien le chant des enfants lui avait plu. Encore dans la magie de l’instant, émerveillée et applaudissant à tout rompre, elle ne vit pas Sacha qui courait pour se jeter dans ses bras. Elle le serra très fort contre elle.

Bravo, mon petit ange, c’était magnifique ! Comme tu as bien chanté ! Je t’aime, mon Sacha.

– Merci Maman. Moi aussi, je t’aime.

    Demain, c’est la veille de Noël. Cela va être une belle fête.

    Oui, Maman. On rentre ? J’ai faim et j’ai froid.

 Le lendemain matin, ils avaient décidé de fabriquer des biscuits de Noël ensemble. La petite cuisine de l’appartement s’était transformée en pâtisserie. Il y avait des boîtes, des emporte-pièces de toutes les formes et de la farine partout, même Pirate, le chat qu’ils avaient adopté, en avait sur le bout du museau. Une délicieuse odeur avait envahi l’appartement et descendait dans les étages.

Une fois, la dernière fournée de biscuits au four juste avant le repas de midi, ils décidèrent d’aller rendre visite aux animaux au chemin de la Grande-Cour. Sacha avait préparé tout un festin à leur donner : carottes, pommes et pain sec. Ils devaient aussi fêter Noël.

Alors qu’ils pénétraient dans l’étable et que Sacha avait déjà couru vers Apollon en lui tendant une carotte, Sylvie s’immobilisa. Une très forte contraction l’avait paralysée. Elle sentit soudain de l’humidité entre ses jambes. Elle venait de perdre les eaux. Ayant remarqué que sa mère ne le suivait plus, Sacha se retourna et regarda sa mère qui se tenait le ventre.

Mais qu’est-ce que tu as ? Tu es toute pâle ?

  • Mon Sacha, je crois que ton petit frère ou ta petite sœur arrive… il faut que je rentre à la maison. Je vais rentrer à la maison pour appeler la sage-femme qui s’est occupée de moi pour qu’elle vienne au plus vite ! Je suis désolée, mon ange, mais je crois que le bébé a un peu d’avance. Tu pourras ensuite aller chez Noé, ton ami, s’il te plaît.

Sylvie ne voulait pas accoucher à la maternité pour pouvoir rester plus près de Sacha. De plus, elle se sentait plus en sécurité dans son appartement qu’à l’hôpital ou dans une clinique où Victor aurait pu la retrouver. Sacha raccompagna sa maman à la maison. Il se faisait du souci pour elle. Il souhaitait attendre l’arrivée de Chloé, la sage-femme, avant de la laisser pour aller chez Noé.

Noé avait un an de plus. Dans la même classe, ils s’étaient tout de suite bien entendus et étaient devenus les meilleurs amis du monde, et, par chance, sa famille ne partait pas en voyage pour les fêtes. Sacha pouvait donc rester chez lui. Un véritable soulagement pour Sylvie. Elle n’était pas encore préparée à l’arrivée de l’enfant.

Chloé arriva une heure plus tard. Il était 15h00 en ce jour de veille de Noël. Elle avait promis à Sylvie de l’assister, quel que soit le jour, quelle que soit l’heure. Les enfants à naître n’avaient cure des calendriers et des jours fériés. Elle avait l’habitude d’être sur le pont alors que les autres ne travaillaient pas. Cependant, si l’accouchement se passait mal, elle avait fait promettre à Sylvie de se rendre immédiatement à la maternité, et ce, sans discussion. Elle pénétra en trombe dans l’appartement sur les traces de Sacha qui la conduisit auprès de sa mère :

– Oh ! Sylvie !  Je ne m’y attendais vraiment pas aujourd’hui ! 15 jours d’avance… Il est motivé le petit ! Comme tu le sais, je suis toujours prête.

Chloé exerçait le métier de sage-femme indépendante depuis de nombreuses années. Elle travaillait d’ordinaire dans une maison de naissances à Carouge. Expérimentée, elle ne cautionnait pas forcément les accouchements à domicile, mais avait soutenu Sylvie dans son choix. Comme un ange gardien, elle accompagnait ses patientes à toutes les étapes de leur grossesse. Elle poursuivit sans laisser le temps à la jeune femme de répondre :

      – Vous savez quoi ? Je n’ai eu qu’à suivre l’étoile… pour vous trouver… Même si je connaissais déjà le chemin. Elle brillait vraiment fort dans le ciel, juste au-dessus de Chancy.

– Comment ? s’exclamèrent Sylvie et Sacha, interrogateurs et curieux. Quelle étoile ?

La sage-femme prit Sacha par la main et demanda à Sylvie de les suivre sur le balcon. Ils levèrent la tête au ciel. Juste au-dessus de leur immeuble scintillait une étoile. Elle brillait plus fort que les autres alors que le soleil venait de se coucher. Émerveillés, ils la regardèrent tous les trois.

Pendant ce temps, les contractions s’étaient intensifiées. Noé vint chercher Sacha. Le petit garçon devait passer la nuit chez lui ainsi que le repas de fête du soir. Le petit garçon était un peu triste, mais il savait que sa maman n’y était pour rien. Il était impatient de retrouver sa maman le lendemain matin et surtout aussi découvrir son petit frère ou sa petite sœur, si il ou elle était déjà arrivée, et éventuellement ses cadeaux.

Le travail dura jusqu’à peu tard dans la nuit. À minuit passé de deux minutes, le 25 décembre, Lucie vit le jour. La petite fille était en bonne santé et la maman était épuisée, mais heureuse.

L’enfant été né la nuit de Noël.

Un véritable cadeau.

Chloé avait pu rentrer chez elle pour être avec sa famille le lendemain matin, elle repasserait voir Sylvie dans la journée. Elle avait informé les parents de Noé de la bonne nouvelle dès qu’elle avait pu.

Lorsque Sacha arriva chez lui le lendemain à toute vitesse, il fonça dans la chambre de sa maman qui dormait encore. Lucie, sa petite sœur, dormait, elle aussi. Il réveilla doucement Sylvie et lui montra quelque chose qu’il tenait précieusement entre les mains :

-Maman, Maman, réveille-toi ! Joyeux Noël, Maman ! Regarde !

Le petit garçon avait fini de confectionner les personnages de la crèche en pâte à sel. Il y avait une femme, qui ressemblait étrangement à Sylvie, un enfant à Sacha et une petite fille dans un berceau. Je vais les mettre à côté de Marie, Joseph et du petit Jésus. C’est nous, avec Lucie.

Les fêtes furent merveilleuses pour la nouvelle famille. Ils reçurent de nombreuses visites et cadeaux. Parmi elles, des attentions particulières de la part d’habitants du village, comme de l’Himbasha, une spécialité de Noël éthiopienne de la part de Bente, une de leur voisine, qui l’avait préparé exprès pour Lucie, Keya, une autre habitante de Chancy, avait emmené des épices et de l’encens indien et Maryam, leur voisine de palier, une réfugiée syrienne, des dates et des figues confites ainsi que des pâtisseries orientales pour fêter l’arrivée de l’enfant.

Sylvie et Sacha, avec l’arrivée de Lucie, commençaient vraiment une nouvelle existence dans la paix, la lumière et le bonheur. Rien ne pourrait plus venir les inquiéter.

 

 

 

 

 

 

FIN