Nouvelles et autres textes

Découvrez ci-dessous les nouvelles et textes rédigés pour des concours ou pas!

La nouvelle « Naufragés » peut-être lue dans la revue la 5ème saison n°5, disponible dans toutes les bonnes librairies.

Plus d’informations:

La 5ème saison, revue littéraire romande

Virtuellement vôtre

Nouvelle parue dans Le Courrier, rubrique inédit

A télécharger également en pdf:

Virtuellement vôtre _ Le Courrier 17.09

Le Pacte

Nouvelle rédigée pour le concours organisé pour les Quais du Polar 2018. Le thème était: « …Nous étions inséparables… »

Avec cette photo pour illustration:

Voici donc l’histoire terrible que j’ai imaginée….

Le pacte

 « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé. » La Bible

Du sang s’écoulait à travers les interstices des planches. Le liquide rouge, sombre et gluant suintait du corps allongé derrière moi et gouttait sur le sol une dizaine de mètres en dessous de moi. Des flaques pourpres s’étaient formées sur le bois inégal et usé. Assise à côté de l’homme que je venais d’assassiner, je promenais mes doigts dans ces coulées chaudes, comme pour m’assurer que ce sang était bien réel. Pourtant, l’odeur de l’hémoglobine qui envahissait mes narines ne pouvait pas être factice. Mes mains ensanglantées traçaient des arcs de cercle pour faire apparaître le brun du bois et tracer les mêmes lettres et chiffres illisibles.

A l’inverse d’une enfant qui aurait fait un cauchemar, je me répétais, « ce n’est pas un rêve, ce n’est pas un rêve, c’est la réalité !», pour me convaincre que mon acte était concret. Dans une transe étrange, je ne ressentais plus rien, ni peur, ni haine, ni tristesse. Je tenais entre les mains l’arme qui avait scellé le crime et le pacte, qui aurait dû l’éviter, un ridicule couteau suisse.

Sur mes paumes, le sang avait séché.

Un pacte.

Une amitié scellée.

Du sang ne pouvait résulter que du sang. C’était logique.

Ce n’était que le juste retour des choses et c’est ainsi que tout allait se terminer.

Dans le sang.

Basta. Amen et Bye.

Pour moi aussi, c’était fini. De toute façon, depuis cette fameuse nuit, je n’avais pas réellement vécu, blessée dans le plus profond de ma chair et emprisonnée dans une culpabilité et une angoisse éternelle. Je me retournai une dernière fois pour le regarder.

La mort avait figé son visage si familier dans une expression d’incompréhension et de terreur. Comment avions-nous pu en arriver là alors que nous étions inséparables ? Je portais ma main à ma poitrine et farfouillais à l’intérieur de ma veste. Mon portemonnaie y était soigneusement rangé dans une poche fermée au moyen d’une fermeture-éclair. Mes doigts souillés du liquide brunâtre, qui avait séché entretemps, sortirent délicatement un petit carré blanc et le déplièrent lentement. Une image apparut. Une photographie. Nous étions assis tous les trois, dans le jardin des parents Thomas, un grand sourire aux lèvres. Nous avions 11 ans et l’innocence avec nous. Thomas, Romain et moi. Au verso de la photo, une date imprimée qui s’effaçait peu à peu : 07.07.1986 – 15 :43

Je fus submergée par la tristesse. Il était trop tard. Impossible de revenir en arrière. Les voyages dans le temps n’existaient pas alors que mes crimes eux, étaient bien réels.

Au loin, j’entendais des sirènes hurler. Elles s’approchaient dans la nuit. Elles venaient pour moi.

Je me rapprochai avec peine du corps encore chaud de mon ami et murmurai un « pardon » inaudible, disposant la photographie dans le sang. C’était à mon tour, à présent. Je fixai la petite lame que j’avais pris soin d’aiguiser. D’un geste précis, je me tranchai la gorge. Cela devait inévitablement se terminer là où tout avait commencé. Nous étions inséparables et nous le resterions également dans la mort.

 

Juillet 1986

Dans un village de la campagne genevoise

C’était l’une de ses joyeuses soirées d’été où il nous semblait que tout était possible. Nous profitions de jouer dehors jusqu’à ce que la nuit tombe avec la bénédiction de nos parents. Dans le calme rassurant et la sérénité de la campagne, rien ne venait troubler nos occupations, bien loin des soucis des grandes villes. Les copains que nous avions à l’école étaient les mêmes que nous retrouvions les jours de congés. Nous avions le sentiment que rien ne pouvait nous arriver, que nous étions invincibles. Nous étions ensemble, tous les trois. Deux garçons et une fille. La seule chose que nous redoutions était le départ en vacances de l’un d’entre nous. Or au début du mois de juillet, c’était relativement rare. Les parents de mes deux copains avaient pris l’habitude de partir en même temps. C’était plus simple pour tout le monde. Il était bien plus difficile pour eux d’avoir des enfants qui s’ennuient à la maison. Au mois d’août, Thomas et Romain partaient parfois ensemble en vacances dans le Sud de la France. Moi, je ne partais pas. Ma mère et mon beau-père ne parvenaient pas à boucler les fins de mois. Les vacances restaient un doux rêve pour moi.  D’ailleurs, d’aussi loin que je me souvienne, je n’étais jamais sortie du pays.

C’était assez étrange que nous nous fréquentions tous les trois. Tout d’abord, j’étais une fille. Gros handicap pour s’intégrer dans un groupe de garçons. Bon, d’après eux, et les autres filles de l’école, j’étais un garçon manqué. D’ailleurs, la plupart d’entre elles me détestaient. C’est vrai que je n’avais pas vraiment l’allure féminine, avec mes cheveux blonds courts et ma coupe mulet. Je préférais de loin me cacher dans les granges ou les hangars à paille plutôt que de jouer à la poupée ou encore moins aux Barbies. De toute façon, je devais être la seule de ma classe à ne pas en posséder. J’étais pauvre. Nous venions, eux et moi, de classes sociales différentes. J’habitais dans un HLM – le seul du village – et les parents de mes amis étaient propriétaires de maisons avec jardin et exerçaient des professions libérales. Les habitants de mon immeuble étaient considérés comme des cas sociaux et les plus folles rumeurs couraient à notre sujet. Certains ragots n’étaient pas si farfelus en fin de compte, même si généralement les histoires étaient montées en épingle. Pour ma famille, les commères avaient raison. Ma mère m’élevait à l’aide de sa bouteille de vodka et mon beau-père, Frédéric, n’hésitait pas à me mettre de sacrées torgnoles. Tous deux touchaient des aides sociales et ne travaillaient pas. En Suisse, et dans notre bled paumé, cela passait très mal. Moi, je n’avais jamais connu mon père. Ma mère avait trois enfants de trois pères différents. Mon frère le plus âgé avec quitté la maison dès ses 18 ans et ma sœur de 15 ans était placée en foyer d’accueil.

Chaque heure passée hors de chez moi était une bénédiction. Je squattais donc souvent soit chez Thomas, soit chez Romain et en été, j’étais à l’extérieur la plupart du temps. Ma mère ne se souciait pas vraiment de ce que je faisais de mes journées tant que je ne trainais pas dans ses pattes. Dans le village, on m’appelait la « squatteuse » ou « Virginie sans famille » ou pire encore « la gosse des alcoolos ».

En été, Romain, Thomas et moi étions donc ensemble toute la journée, souvent dans notre cabane, à jouer ou à élaborer des plans d’attaque contre les autres enfants de l’école. Nous avions construit une grande cabane dans le jardin des parents de Thomas. Elle était perchée entre les branches d’un imposant noyer. C’était notre repaire, notre cachette secrète, notre refuge lorsque nos parents nous grondaient ou que nous voulions partager des secrets. Parfois, j’y passais la nuit, mais mes copains ne le savaient pas. Je mangeais souvent chez mes amis, parce que chez moi, le dîner ou le déjeuner n’étaient jamais préparés. Le frigo était souvent vide, ou seulement rempli de bières. Les parents de mes copains qui connaissaient ma situation familiale étaient compréhensifs et m’invitaient parfois d’eux-mêmes. Après le dîner, nous retournions jouer dehors jusqu’au crépuscule.  Nous terminions inévitablement la journée par le moment où nous convenions d’un rendez-vous pour le lendemain, à la même heure, au même endroit, à la cabane. Je devais alors rentrer chez moi, la mort dans l’âme et parfois avec une certaine colère et jalousie par rapport à mes amis. J’enviais leur vie parfaite, leur famille si normale, unie et aimante. Mais je ravalais ma rancœur et la transformais en joie, profitant de chaque instant passé avec eux.

C’était l’un des plus beaux étés de ma vie. Nous avions onze ans et toute la vie devant nous.

Un jour, le père de Thomas avait décidé de nous prendre en photo. Il venait d’acquérir un appareil automatique et souhaitait le tester en premier sur nous. Sur cette photo, nous apparaissions assis tous les trois un grand sourire aux lèvres, rayonnants de bonheur et d’innocence, juste avant le dîner, dans le jardin, près de la cabane.

 

6 juillet 1986

C’était juste après la photo que c’était arrivé, que tout avait déconné et que notre histoire avait mal tourné.

Ce jour-là, il avait fait vraiment très chaud. Lorsque mes amis partirent comme d’habitude, une fois la nuit tombée, j’avais hésité à rester dormir dans la cabane. Une peur diffuse m’avait envahie à l’idée de me retrouver seule et de rentrer chez moi. Pourtant, je n’avais pas vraiment le choix. Il fallait que je revoie ma mère pour ne pas qu’elle commence à s’inquiéter. J’avais déjà dormi dans la cabane la nuit précédente. C’était donc à contrecœur et avec angoisse que j’avais franchi la porte de notre appartement. Frédéric, mon beau-père, était en train de boire des bières en regardant la télévision, ma mère affalée sur le canapé ne bougeait pas. Je crus, un instant, qu’elle était morte.

« Bonsoir Maman », avais-je lancé. Pas de réponse. Inquiète, je m’étais approchée d’elle pour tenter de la réveiller. Elle ne bougeait pas, mais son cœur battait. Elle semblait plongée dans un profond sommeil. Ce n’était peut-être pas la meilleure mère du monde, mais je l’aimais. Je m’assis donc à côté d’elle et commençais à la secouer un peu pour essayer de la réveiller. Elle ne réagissait toujours pas. Je ne comprenais rien.

Soudain, mon beau-père, se mit à hurler me faisant sursauter. Je n’osai plus bouger, transie et tétanisée par la peur. Cet homme me terrifiait et ses paroles dures n’arrangeaient rien :

« Putain, Virginie, tu ne peux pas nous foutre la paix ! Avec ton bordel, je n’entends plus la télé ! Allez tire-toi ! Ta mère, elle ne se réveillera pas avant demain. Je lui ai donné un médicament pour qu’elle se calme ! Va dans ta chambre ! »

Rapidement, j’avais embrassé ma mère sur le front et j’avais obéi. Je n’avais pourtant fait aucun bruit et le volume de la télé était tellement élevé que tout le voisinage profitait de l’émission de variétés que regardait mon beau-père. Comme, je ne voulais pas qu’il me frappe encore, je n’émis aucune réponse. J’avais suffisamment de bleus que je devais cacher à mes amis. Je m’enfermai dans ma chambre, la plus petite de l’appartement. Juste la place pour y mettre un lit, un bureau brinquebalant, une chaise et une armoire. Il n’y avait pas de caisses à jouets remplies à ras bord comme chez mes amis. Un vieil ours en peluche troué et mon « doudou » de petite fille, un zèbre délavé qui avait perdu sa queue, sur mon lit. Quelques livres d’occasion, car c’était dans la lecture que je trouvais un peu de réconfort. Des legos dont les pièces éparses et disparates ne permettaient plus de construire quoi que ce soit et mon vieux château de chevaliers Playmobil, légué par mon frère. Il m’avait laissé aussi un lecteur de cassettes. Je m’y sentais relativement en sécurité, lorsque la porte était verrouillée.

J’avais mis ma chemise de nuit et me rendais dans la salle de bains pour me brosser les dents, quand je sentis une présence dans mon dos.

Frédéric, totalement ivre, se trouvait derrière moi dans le couloir et tendait les bras dans ma direction. Il tanguait. Je me précipitais dans la salle de bains et tournais la clef, les mains tremblantes. J’entendais ces ânonnements derrière la porte :

– Allez, viens ! Sors de là, petite trainée ! Ta mère s’est réveillée et elle veut te parler, grognait-il, avec sa voix grasse et libidineuse.

Je ne savais pas si je devais le croire ou pas. Quelque chose dans mon for intérieur, me disait qu’il mentait. Pourtant, s’il disait vrai et que ma mère s’était vraiment réveillée ?

De toute façon, je n’avais pas le choix, il fallait bien que je sorte de la salle de bains. J’attendis un moment que les pas lourds et trainants s’éloignent pour bondir hors de ma cachette et me réfugier au plus vite dans ma chambre pour m’y enfermer à double tour.

Le fourbe m’attendait dans l’embrasure de la porte de ma chambre. Il m’attrapa et me serra contre lui. Il puait la transpiration, le vieux et l’alcool. Il me dégoutait. J’appelai alors ma mère de toutes mes forces :

– Mamannnnn, Mamannnnn !

Elle ne répondit pas. Elle ne pouvait pas. Il l’avait assommée de médicaments. Exprès peut-être. Il me précipita dans la chambre sur mon lit. Mes peluches tombèrent au sol, comme mon enfance et mon innocence, qu’il allait voler ce soir-là.

Puis, tout devint noir. Je me souviens d’avoir fermé les yeux fort, tellement fort que des larmes coulaient toutes seules, d’avoir serré les dents, pleuré, sangloté, appelé ma mère qui ne répondait toujours pas. Il me faisait mal, si mal. J’essayais de sortir de mon corps, pour ne pas sentir, pour ne pas ressentir. Je n’avais pas assez de force. Dans ma tête, je chantais l’une des chansons que mon frère écoutait beaucoup. Il m’avait laissé la cassette du groupe Depeche Mode dont je ne me souviens pas du nom, mais la chanson je m’en rappelle. Never let me down again. Je chantais en yaourt très, très fort, quand je l’écoutais, même si je ne comprenais pas la plupart des paroles. Je comprenais le refrain et c’était le plus important. Je voulais juste qu’on ne me laisse plus jamais seule, que l’on ne m’abandonne plus.

– Maman, Maman pourquoi n’étais-tu pas là ?

L’agression ne dura pas longtemps dans les faits, mais pour moi, cela dura des heures.

Lorsqu’il eut fini, il alla prendre une douche, comme si de rien n’était, me laissant blessée, tétanisée, comme morte dans mon lit de petite fille. Il m’avait tout pris. J’étais morte ce jour-là. Je me ressaisis, je devais m’enfuir pour ne pas que cela puisse recommencer. J’entendais toujours l’eau couler dans la salle de bains. Je me rhabillais. Je me sentais sale. Alors que j’allais sortir de ma chambre pour partir en courant, j’entendis le flot d’eau de la doucher s’arrêter et un grognement d’aise émaner du gros porc. Il ne fallut pas plus d’une minute pour que le vieux dégueulasse se trouve dans le couloir et se dirige à nouveau vers le salon. Son ventre flasque pendait sur un slip kangourou immonde.  Je me mis à trembler. Pour sortir de l’appartement, je devais passer par le salon. Je n’avais pas le choix. Il avait à nouveau allumé le poste de télévision, le volume à fond et s’ouvrait une canette de bière. Comme si de rien n’était… Pensais-je, comme s’il ne s’était rien passé. Comme s’il n’avait rien fait. Et demain ? il ne raconterait rien à ma mère. Peut-être même qu’un jour il recommencerait.

Il fallait à tout prix que je me sauve.

J’avais mis des baskets et un jean, un tee-shirt, j’avais pris mon cartable et j’y avais fourré deux livres, mon zèbre et une dizaine de francs – ma fortune -, un paquet de chips paprika, le radiocassette portable de mon frère, des chaussettes, des culottes et un pullover à capuche.

Lorsque j’arrivai vers le salon, je vis la planche à repasser, le fer de ma mère et l’une des chemises du gros porc. Il ne les portait jamais, ses chemises, que ma mère passait des heures à repasser. Une rage diffuse, une colère incontrôlable me saisit voyant que ma mère gisait toujours inconsciente sur le canapé. Je savais que s’il m’entendait, il ne me laisserait jamais partir. Dans un geste d’une violence inouïe, je saisis le fer à repasser qui était débranché et, par derrière, en passant par-dessus le dossier du fauteuil, lui assénai un grand coup sur le crâne, et puis un deuxième…. Du sang gicla. Le salaud cria la première fois. Puis, ce fut le silence. Un silence de mort. Je contournai le fauteuil. J’avais défoncé la tête du gros porc, mais il avait la bouche ouverte, comme avant lorsqu’il me faisait du mal. Il avait l’air mort, car ses yeux fixes, ne clignaient plus. Prise de panique, je sortis en courant de la maison. Mon premier réflexe était d’alerter mes amis. J’arrivai d’abord chez Romain qui n’habitait qu’à une centaine de mètres de chez moi. J’apercevais de la lumière à sa fenêtre.

Je hurlai en sa direction :

– Romain, Romain ! Il ouvrit les battants.

– Qu’est-ce qu’il y a Virg’ ? Crie moins fort, tu vas réveiller mes parents ! Ils pioncent. Attends, je me rhabille et je descends.

Les minutes me parurent très longues. Il arriva enfin. Romain avait compris sans que nous nous parlions, en observant mon visage et mes yeux rougis, qu’il s’était passé quelque chose de grave. Il me prit dans les bras et me dit :

– Ça va aller Virginie… On est là.

Je me souviendrais toujours de cette sensation. Je n’avais plus peur.

Puis, nous partîmes chez Thomas, pour l’avertir et nous réfugier dans notre cabane. Encore sous le choc, je leur racontai en pleurant et en tremblant ce qui s’était passé, à l’abri dans la cabane. Ils me réconfortèrent, m’assurèrent de leur amitié infaillible. C’est ainsi que nous élaborâmes un plan. Du haut de nos onze ans, nous organisions un crime parfait.

A l’unisson, Thomas et Romain prirent les choses en main :

–  On ne peut pas le laisser chez toi. Il ne faut pas que la police le trouve, s’il est mort, tu es une meurtrière et tu iras en prison, et nous on ne veut pas que tu ailles en prison. Il t’a fait du mal. Il n’a eu que ce qu’il méritait. Ce gros con !

C’est à partir de cet instant que nos destins basculèrent. Nous étions liés à présent par le meurtre et le secret. Il était encore possible de changer les choses, de prendre d’autres décisions. Mais, convaincus que notre amitié pourrait survivre à ce secret, nous échafaudâmes le plan macabre qui visait à faire disparaître le corps de l’homme que j’avais tué. Le lendemain, il n’y aurait plus aucune trace de lui. Il aurait disparu comme les précédents amants de ma mère. Cela ne l’étonnerait pas et, s’en apercevant, elle engloutirait une bouteille de vodka et retournerait se coucher. L’idée était simple, nous nous débarrasserions du corps avec ses affaires dans le Rhône qui coulait juste à côté du village.

Ainsi, nous retournâmes chez moi, enveloppés par le silence de la nuit. Le village était désert. Je ramassai en vitesse les affaires du gros dégueulasse : son portemonnaie, des chemises, des caleçons, des jeans, ses papiers, tout ce qui me semblait pouvoir signifier qu’il avait pris la tangente pour ma mère, qui dormait encore sur le canapé, et je fourrai le tout dans un grand sac poubelle. Nous le lesterions avec des cailloux, une fois sur place. Mais nous n’avions pas réalisé que le corps d’un homme mort pesait son poids. Et le salaud n’était pas léger, c’était le moins que l’on puisse dire. Il nous fallut de l’ingéniosité. Thomas rentra chez lui pour prendre une brouette dans le garage des parents, qu’il positionna ensuite devant mon immeuble. Nous devions porter le corps du salon en dehors de l’appartement puis le faire descendre du premier étage jusqu’au rez-de-chaussée. Tout cela sans faire de bruit et ne pas laisser de traces. Ce n’était pas une mince affaire. Romain eut l’idée de le transporter à l’aide du tapis en fausse fourrure que j’avais toujours trouvé abominable qui se trouvait devant la télévision. Ainsi, nous l’emballerions à l’intérieur et nous n’aurons plus qu’à le tirer plutôt qu’à le soulever. C’est de cette manière que nous nous y prîmes. Les garçons décidèrent qu’ils se chargeraient seuls de l’amener jusqu’au Rhône pour que je puisse nettoyer les traces du crime, car il y avait des taches de sang sur le fauteuil, sur le sol, un peu sur la planche à repasser et bien évidemment sur le fer. Il fallait qu’il ne reste aucun signe visible du crime.

Ma mère ne remarqua rien de notre manège, toujours endormie et droguée sur le canapé.

A 3h30 du matin, nous avions terminé notre basse besogne. Thomas et Romain m’assurèrent qu’on n’entendrait plus jamais parler du gros porc, que je pouvais dormir sur mes deux oreilles et que plus jamais, il ne pourrait me faire du mal. Nous nous donnâmes rendez-vous le lendemain après-midi à la cabane, comme d’habitude. Puis, mes amis rentrèrent chez eux comme si de rien n’était.

 

7 juillet 1986

Le lendemain, nous avions toujours onze ans tous les trois. Sauf qu’à présent, j’étais une meurtrière, Thomas et Romain, mes complices. Ma mère s’était réveillée tard, encore dans le brouillard des médicaments et de l’alcool, elle n’avait pas tout de suite remarqué les circonstances étranges de son réveil : l’absence de mon beau-père et ma présence qui n’était pas habituelle la journée.

Elle mit un moment à émerger. Lorsqu’elle s’aperçut que son amant avait emporté ses affaires et que je lui confirmais qu’il était parti le matin en disant qu’il en avait marre de cette famille de fous, elle haussa les épaules, se dirigeant mécaniquement vers le frigo où sommeillait une bouteille de vodka. C’était exactement la réaction que j’avais prévue…sans la prise de conscience aussi impromptue, que soudaine et rare, de son statut de mère. Culpabilisation suite à une cuite. Cela arrivait parfois. Elle me confia d’une voix rauque et trainante :

– Tu ne l’aimais pas, donc tant mieux qu’il soit parti et bon débarras. Moi, j’en avais marre aussi. Il dépensait tout l’argent des allocs en bière. Virginie, ma chérie, tu as à l’air fatiguée et amaigrie, tu manges assez ? Tu es sale…va donc prendre une douche. Je vais te préparer des pâtes à la bolognaise comme tu aimes….

 

C’était typique. C’est pour ça que je l’aimais tout de même, et c’était ma mère. L’autre aurait peut-être fini par la tuer aussi avec les médicaments qu’il lui donnait à son insu. Ma mère ne s’inquièterait pas de la disparition de Frédéric et ne la signalerait à personne.

Nous nous étions retrouvés un peu plus tard que d’habitude à la cabane ce jour-là. Complètement excités et épuisés, nous n’avions pas vraiment compris ce que nous avions fait, et pourtant nous nous rendions compte que c’était grave. Il s’agissait d’un secret que nous devions garder, à tout prix. Romain avait ramené un couteau suisse que ses parents lui avaient offert. Sans nous parler, après s’être fait une entaille dans la paume, il fit de même dans celle de Thomas, puis dans la mienne. Je pensais à des films que nous avions vu où les personnages scellaient leur amitié ainsi par un pacte de sang. Nous joignîmes nos mains en nous promettant une amitié éternelle et en jurant de garder le secret sur ce qui c’était passé. Nous ne devions jamais révéler à quiconque de ce qu’il s’était produit cette fameuse nuit. Notre pacte reposait sur notre silence à tous les trois.

 

Juillet 1995

Le pacte nous avait liés tous les trois pendant de longues années et nous étions restés proches tous les trois jusqu’à notre adolescence. Nous fréquentions la même classe et avions les mêmes loisirs. A notre entrée au cycle d’orientation, nos voies et capacités différentes nous avaient séparés, mais nous avions continué à nous voir en dehors, lorsque nous rentrions au village ou lors de nos premières virées en ville. J’avais d’ailleurs échangé mon premier vrai baiser à 14 ans avec Romain. J’avais toujours été attirée par lui. Son côté protecteur et viril me rassurait. Je n’avais jamais oublié son étreinte le fameux soir du meurtre et sa façon de prendre les choses en main. Nous étions sortis ensemble pendant quelques mois. Premier amour, premier chagrin d’amour et première expérience sexuelle consentie aussi. J’avais été très angoissée à l’idée d’une relation avec un homme, mais le fait que Romain connaisse mon passé m’avait rassurée. Thomas, quant à lui, – mais je ne le sus que beaucoup plus tard -, nous en avait terriblement voulu. Il était jaloux. Amoureux de moi depuis des années, il avait fait taire ses sentiments au bénéfice de notre amitié qu’il considérait comme supérieure. Il avait été outré que cela ne fut pas le cas pour Romain et moi. C’était la première fois que notre pacte avait été en danger. Dans un accès de colère contre Romain, il avait menacé de révéler notre secret. Il raconterait tout à la police, si Romain ne rompait pas avec moi sur le champ. Ce dernier, le cœur gros, – il m’aimait réellement -, n’eut pas le choix. Il me quitta sans me donner d’explication. Jamais, il ne me révéla la véritable raison de notre rupture. Il inventa une excuse bidon de milieu social et de projets d’avenir différents. Une justification qui aurait eu sa place dans la bouche de Thomas, mais dans la sienne, elle sonnait faux. Je dus l’accepter comme telle, malgré mon cœur brisé et mon incompréhension.

Thomas et Romain avaient compris le pouvoir que chacun d’entre nous pouvait exercer sur les autres au moyen de notre secret.

Grâce à notre pacte.

Pour ma part, je ne l’avais pas encore réalisé, car dans mon esprit nous étions amis et inséparables. C’était pourtant une arme terriblement efficace et Thomas l’avait compris.

A plusieurs reprises, il s’était montré condescendant vis-à-vis de moi devant ses amis, qu’il jugeait plus intéressants et plus cultivés que moi. Je m’en étais donc naturellement éloignée, ne captant plus aucun signe d’amitié dans son attitude. Romain, quant à lui, m’avait prié, les larmes aux yeux, de ne plus jamais essayer de le contacter. Ses émotions trahissaient ses véritables sentiments, mais il ne l’aurait jamais avoué. Ma séparation d’avec Romain me conduisit à ne plus les revoir, ni l’un, ni l’autre, pendant plusieurs années. De mon côté, la vie n’avait évidemment pas pris l’allure d’un conte de fée. Ma mère avait retrouvé un homme rapidement après le départ de Frédéric, tout en continuant à percevoir sa rente d’invalidité à sa place. Le nouvel homme de ma mère était gentil. Ma mère buvait moins et la vie était presque devenue agréable à la maison.

Les services sociaux avaient fini par s’apercevoir de la supercherie pour la rente et étaient venus pour vérifier la chose à l’improviste. Ma mère, plus que prévoyante, leur avait dit qu’elle ne s’en était pas rendue compte. Puis, elle avait menti de façon éhontée sur la date du départ volontaire de son ancien amant. Quatre années s’étaient écoulées en réalité depuis que Frédéric était parti, et non cinq mois, comme elle leur raconta. Les assistants sociaux se contentèrent de cette explication, supprimant simplement l’allocation, et n’allant pas chercher plus loin ce qu’il était advenu de l’homme duquel ma mère avait profité. Dans un sens, la légèreté dans le traitement du dossier me rassura. Une enquête sur Frédéric aurait pu mettre notre secret en danger.

Au fil du temps, Romain, Thomas et moi supportions toujours la charge de la culpabilité en silence. J’avais le sentiment qu’elle s’était un peu allégée pour mes amis alors qu’il s’agissait d’un véritable fardeau pour moi, car l’agression, elle aussi avait laissé une blessure profonde.  En 1995, Thomas et Romain avaient poursuivi leur existence avec une réussite certaine. Thomas étudiait la médecine et souhaitait devenir chirurgien comme son père. Romain, pour sa part, poursuivait un cursus en droit. Cela me paraissait évident que mes deux amis avaient réussi à oublier. Pour moi, c’était plus difficile, même carrément impossible, car je le portais en moi, ce crime. J’avais tué de mes mains et, pas eux. D’autant que ma vie n’avait pas été un long fleuve tranquille jusque-là. Faute de résultats scolaires satisfaisants, j’avais arrêté l’école à 16 ans. J’avais enchaîné les petits boulots afin de pouvoir prendre mon indépendance et partir de chez moi. Cela faisait environ deux ans que je travaillais dans le même bar, la nuit, en tant que serveuse et que je louais un studio à Onex dans la proche banlieue genevoise.

Je n’avais pas eu de nouvelles de mes amis depuis environ quatre ans, lorsque je reçus une invitation signée par eux deux, alors que je les croyais encore brouillés. Mes deux amis organisaient une fête commune pour leurs 20 ans. Ils avaient saisi cette occasion pour me recontacter.  Je ne pouvais évidemment pas rater cet événement, bien que je me sente un peu fébrile et nerveuse à l’idée de ces retrouvailles. L’anniversaire avait lieu dans la maison de Thomas que je connaissais bien. Lorsque j’arrivai sur place, la fête battait son plein. Je croisais tout d’abord d’anciennes connaissances du village ou du cycle d’orientation et des inconnus. L’alcool coulait à flot et des joints tournaient dans la cuisine, certains invités se tiraient même des rails de coke sur le plan de travail de la cuisine. Cela ne semblait déranger personne. Travaillant dans le monde de la nuit, je n’étais pas vraiment choquée, mais assez étonnée que mes amis, qui évoluaient dans un monde totalement différent du mien, participaient à cette ambiance de débauche. Thomas, l’hôte, était introuvable et une fille dans la cuisine m’avait indiqué où je pouvais le trouver. Ce dernier ne se souciait apparemment pas de ses invités, et encore moins de moi. Enfin, j’aperçus le visage de Romain qui dansait dans le salon. Celui-ci vint me saluer avec une certaine distance, mais n’engagea pas la conversation. C’était donc ça d’être amis pour la vie, pensais-je dépitée. Je traversais l’immense salle à manger qui donnait sur une terrasse où devait se trouver Thomas. Effectivement, il était là, en grande conversation avec deux ou trois personnes. Totalement ivre, il tenait à peine debout. Lorsqu’il m’aperçut, il vint vers moi avec un air de séducteur, sûr de lui, tout en zigzagant. Il me sortit un discours invraisemblable. Il répétait qu’il était ravi de me revoir, que je lui avais manqué et qu’il souhaitait à tout prix garder le contact. Tout en parlant, nous marchions en direction du fond du jardin, en direction de notre cabane. Il essayait de me convaincre que nous devions y retourner ensemble que rien n’avait changé et que tout pouvait redevenir comme avant. Il n’y avait aucune raison de se méfier. Je le suivis les yeux fermés, sans penser une seconde, que c’était étrange que Romain ne soit pas de la partie.

Grimpant l’échelle que nous avions si souvent escaladée étant enfants, je revivais un instant les heures heureuses que nous y avions partagé. Nous nous retrouvâmes ensuite tous les deux dans notre refuge, notre cachette secrète, là où notre amitié avait été scellée par le poids du secret et le sang répandu.

Son ton changea. D’amical, Thomas devint oppressant. Il me confia de but en blanc tout en me saisissant violemment par les bras, qu’il avait toujours été amoureux de moi et qu’il savait que je l’aimais aussi. Puis, il essaya de m’embrasser tout en essayant de me projeter sur le sol. Dans ma tête, des images que je refoulais depuis des années remontèrent à la surface. Le gros porc allongé sur moi, son haleine de bière, ma douleur…

Dans une impulsion de survie et avec une force dont je ne me croyais pas capable, je repoussai mon agresseur, qui se disait être mon ami. Déstabilisé et surpris, il perdit l’équilibre et chuta sans même avoir le temps de crier. Le seul bruit que j’entendis fut le fracas que fit son corps en s’écrasant et en se brisant sur le sol, 6 ou 7 mètres plus bas. Atterrée, je n’osai plus bouger et restai prostrée dans la cabane pendant quelques secondes. Je redescendis l’échelle machinalement et courus en criant et en pleurant en direction de la maison :

–  Au secours, Au secours ! A l’aide ! Thomas…. Au secours ! A l’aide !

Quelques minutes plus tard, les secours qui avaient été prévenus, étaient sur place. Il n’y avait plus rien à faire. Thomas s’était brisé la nuque. Il était mort sur le coup. Il s’agissait d’un dramatique accident, lié à une trop grande consommation d’alcool. J’avais réussi à mentir, à dissimuler la vérité, encore une fois. J’avais raconté que Thomas voulait me montrer qu’il était encore capable de monter dans la cabane et alcoolisé comme il l’était, il avait perdu l’équilibre. Comme j’étais sobre et paraissais vraiment traumatisée par l’accident, la police qui s’était aussi déplacée, se contenta de cette explication qui tenait la route.

Les jours, les semaines, les mois et les années qui suivirent furent pénibles. Le deuil des parents de mon ami, de Romain. J’étais la dernière personne à l’avoir vu en vie. Celle qui était avec lui au moment où il était tombé, celle qui avait recueilli ses dernières paroles… je jouais mon rôle à la perfection et j’avais appris à garder le silence sur mes secrets. Le pacte ne liait plus que deux personnes à présent. Deux personnes qui prirent soin de ne pas se côtoyer, de s’éviter pendant plus de vingt ans.

 

Juillet 2015

Jamais je n’aurais pu imaginer que ma vie pouvait, un jour, être similaire à celle de ma mère. L’unique différence était que je n’avais pas eu d’enfants et que je n’en aurais sans doute jamais. A 40 ans, je vivotais grâce à l’aide sociale et de quelques heures au noir dans des restaurants et des bars de la ville, noyant mon semblant d’existence et mes crimes dans l’alcool après mon service. Je n’avais plus revu Romain depuis l’enterrement de Thomas et des quelques mois qui le suivirent. Période pendant laquelle je devais rendre des comptes pour des raisons administratives, à cause de l’accident. Mon ami était devenu juge d’instruction. Comment un juge d’instruction pouvait-il encore être ami avec une alcoolique et une marginale ? Impossible.

Et pourtant, c’était bien lui qui reprit soudainement contact avec moi. Seulement, ce n’était pas par hasard. Depuis quelques jours, les autorités genevoises avaient entrepris la vidange du barrage du lac de retenue de Verbois. L’événement faisait grand bruit. Le paysage laissé par le lit du Rhône asséché était impressionnant et attirait de nombreux curieux. Des associations de défenses des animaux se relayaient pour sauver les poissons prisonniers des flaques laissées par la décrue soudaine du fleuve. Le lit nu du Rhône faisait également apparaître des épaves, des vestiges et monter à la surface des éléments qu’on aurait préféré oublier.

Le Rhône avait livré des secrets enfouis, et, parmi eux, des ossements humains, et la police technique et scientifique avait entrepris de les identifier.

Romain m’avait envoyé un sms : « Bonjour Virginie ! Je sais que ça fait longtemps, mais il faut que nous nous voyions. J’espère que tu vas bien. Rappelle-moi. Merci. Bonne soirée. »

J’avais vraiment hésité à le faire, jusque-là, je n’étais pas au courant de la découverte. Ma conscience et une montée d’angoisse face à cette irruption soudaine et inattendue de mon passé me firent composer le numéro :

– Allô ? répondit une voix reconnaissable. Au moins, en ça, Romain n’avait pas changé, me dis-je.

– Oui… Euh… Salut, …. C’est Virginie… Tu voulais que je te rappelle ?

– Oui, Bonjour Virginie ! Tout à fait. Merci… Son élocution peinait à dissimuler l’excitation dont il était victime. Bon venons-en aux faits, nous devons nous voir absolument. Comme tu le sais, je suis juge d’instruction. J’ai aujourd’hui une position importante au département de la justice et je ne peux me permettre aucun dérapage. J’ai aussi une famille à laquelle je tiens plus que tout. Une femme et trois enfants… »

Ma voix s’étrangla et je ne sus absolument pas quoi lui répondre. J’avais compris que quelque chose mettait notre secret en danger… La raison de son appel était logique dans le fond.

Il continua la voix de plus en plus forte et directive.  « Ils ont retrouvé des ossements dans le Rhône…, Virginie, je ne sais pas si tu étais au courant…. J’ai reçu la confirmation aujourd’hui qu’il s’agit du squelette de Frédéric Dubois. Tu sais ce que cela veut dire, Virginie… Ils vont mener une enquête sur les circonstances de sa disparition et de sa mort. Le parquet a ouvert une instruction. Je suis le magistrat chargé de l’affaire… Un membre de la famille de Frédéric s’est déjà manifesté et il a exprimé sa volonté d’ouvrir une enquête… Et moi, tu comprends, je dois leur raconter la vérité. Nous ne pouvons pas nous taire plus longtemps. Je perds tout, s’ils apprennent que j’ai menti…

 

– Mais c’est notre secret, Romain tu avais promis… Il faut qu’on se voie absolument, l’interrompis-je brutalement. Il faut qu’on se mette d’accord. C’est un trop grand choc pour moi d’en parler comme ça au téléphone.

– Ok, mais il faut faire vite, Virginie. Les médias en parleront probablement déjà demain… J’ai eu une journaliste de la Tribune de Genève au téléphone juste avant de te contacter et je n’arrête pas d’avoir des notifications de double appel pendant que nous nous parlons.

– Oui, Romain, je comprends, répondis-je d’une voix un peu tremblante, mais froide. J’avais déjà pris une décision concernant l’issue et le contexte de notre rencontre. Je lui proposai de façon calme et posée :Voyons-nous ce soir à la cabane à 22h30, ça te va ?

– Oui, d’accord, Virginie. Je suis vraiment désolé. J’aurais vraiment aimé que cela se passe autrement. Malheureusement, le passé finit toujours par nous rattraper et la vérité éclate au grand jour. C’est une sage décision. A ce soir, Virginie. Ça me fait plaisir de te revoir, même si j’aurais préféré que cela se fasse dans un autre contexte et dans d’autres circonstances….

 

Sur ces mots, il raccrocha écoutant à peine ma réponse :

 

– Ça marche, Romain. Oui, tu as sans doute raison. Dommage. A ce soir.

 

Le secret ne gâcherait la vie de personne. Ni la mienne, ni la sienne. Je ne le laisserai cependant pas rompre le pacte. C’était clair. Nous étions inséparables, liés par le sang et nous le resterions.

J’empochai le couteau suisse que Romain m’avait donné suite à notre pacte, car j’étais la gardienne du secret. Je réalisai soudain que nous étions le 6 juillet. Il n’y avait pas de hasard. La boucle était bouclée, le pacte ne devait pas être rompu. Il devait en être ainsi.

 

22h42, 6 juillet 2015

Les forces de police ainsi que les secours avaient été alertés par un appel téléphonique énigmatique passé par une femme à 22h23 exactement. L’interlocutrice prévenait de l’imminence d’un meurtre, – celui du juge Romain Berset – et d’un suicide – le sien-. Ces événements tragiques se produiraient à l’abri d’une cabane située dans un village à la campagne. La femme avait donné le lieu exact du crime. L’information semblait crédible. Les policiers s’étaient donc aussitôt mis en route, suivis de près par une ambulance. Malgré la rapidité de leur réaction, il leur avait tout de même fallu quinze minutes pour arriver sur place.

 

Il était évidemment trop tard. Dans la cabane nichée tout en haut d’un noyer, deux corps sans vie gisaient l’un à côté de l’autre. Ils étaient entourés d’une grande quantité de sang, qui peu à peu gouttait entre les planches sur le sol 6 mètres plus bas. Au milieu de cette mare d’hémoglobine flottait une photographie présentant trois enfants souriant une journée d’été. Au dos de la photographie, à côté de la date de la prise de l’image, une inscription à la main disait simplement « Nous étions inséparables. Nous le serons pour toujours ».

 

 

 

Tourbillons

« On s’est connu, on s’est reconnu
On s’est perdu de vue, on s’est r’perdu de vue
On s’est retrouvé, on s’est séparé
Puis on s’est réchauffé
Chacun pour soi est reparti
Dans l’tourbillon de la vie »
Le tourbillon, Serge Rezvani, 1957 (pour Jeanne Moreau dans le film « Jules et Jim »)

Michaël flotte dans les airs. Il tourbillonne dans le ciel bleu azur, son corps est léger. Se lançant à l’assaut de la voûte céleste, la tête en avant, il traverse les nuages, étonné par l’humidité qui s’en dégage. Il ose un regard vers le sol. A ses pieds, les toits d’une ville, Genève. Sa ville. Celle dans laquelle il est né, celle dans laquelle il a grandi, étudié, fêté, aimé. Il reconnaît la Jonction, avec les eaux bleues du Rhône qui se marient à celles brunâtres de l’Arve. C’est un peu étrange, car il n’y a personne, ni piétons, ni cyclistes, ni voitures. La cité semble comme figée et vidée de ses habitants. C’est très bizarre même, mais Michaël ne s’en soucie pas vraiment, emporté par la sensation de bien-être qui l’habite. Un sourire naît sur ses lèvres. Il n’y a pas de vent, le jet d’eau, emblème de la ville, fait jaillir ses embruns dans le ciel. Plus tard, il ira taquiner le géant d’eau, et essaiera de se faire chatouiller les pieds à son sommet. Un vrai moment jubilatoire. Michaël se sent étonnamment bien, totalement libéré du poids de son enveloppe corporelle et de ses soucis. Ses pensées noires se sont envolées avec son corps, disparaissant comme aspirées par un trou noir. Libre pour la première fois de son existence. Il ne ressent plus ni tristesse, ni solitude, ni culpabilité. Son envolée l’a emmené au-dessus de la vieille ville et il survole la Cathédrale Saint-Pierre. Soudain, il se retrouve nez à nez avec une fille, qui vole, elle aussi. Peter Pan et Wendy. Cette rencontre brutale le déstabilise. Il manque de prendre de plein fouet le sommet de la tour sud de la cathédrale. Manœuvre d’évitement, réussie de justesse, qui l’a propulsé au-dessus de la place du Bourg de Four. La jeune fille s’est, quant à elle, immobilisée au-dessus du clocher. Effrayée, ses bras décrivent des cercles dans l’air par peur de tomber. A première vue, elle semble être un peu plus jeune que lui. Que fait-elle donc dans son rêve ? Il est lui-même surpris de sa réaction qui s’apparente à une sorte de colère. Il doit lui parler. Michaël revient et fait donc un demi-tour gracieux afin de la rejoindre.

– Qui es-tu ? Que fais-tu là ? Pourquoi est-ce que toi aussi tu voles ? Tu fais quoi dans mon rêve ?

Pas de bonjour, ni de formule de politesse, il débite ses questions d’une traite, foudroyant la jeune femme du regard, très jolie, avec ses longs cheveux châtains et ses yeux noisette. Vraiment très jolie, se dit-il un instant. Elle le toise en retour, avec un air interrogateur. Peut-être souhaitait-elle lui poser les mêmes questions. Aucun son n’est sorti de sa bouche. Ses lèvres ont bougé. C’est sûr. Elle a vu les lèvres de l’autre remuer aussi. Mais que se passe-t-il ? Un flash violent. Puis le trou noir à nouveau.

********************
Une pièce, aseptisée, aux murs couverts d’une peinture jaunâtre, séparée d’une autre totalement identique par une paroi transparente dotée de rideaux alibi. Des appareils qui clignotent, des tuyaux, reliés à une silhouette immobile allongée sur un lit surélevé. Un cathéter. Des bips d’une tonalité différente, le sifflement puis claquement d’air insufflé artificiellement – psschhhhhhhhht, Clac, Pschhhhhhht Clac – sont les sons qui peuplent cet univers étrange et un peu effrayant. Ces instruments qui maintiennent ou redonnent la vie dans l’unité des soins intensifs de Hôpitaux universitaires de Genève. Deux lits sont occupés. Sur l’un repose un jeune homme de tout au plus vingt-cinq ans, sur l’autre dans la pièce voisine, une jeune femme encore plus jeune. Tous deux semblent endormis, paisibles. Leurs blessures ne sont pas visibles. Seule leur condition vulnérable en ces lieux trahit les drames qui les ont touchés. Ce sont les machines qui les maintiennent envie. Depuis, combien de temps ? Difficile de le savoir. Personne ne se trouve à leurs côtés.

Soudain, les courbes s’affolent sur les moniteurs des chambres A et B des soins intensifs. Les bips s’accélèrent, des infirmiers accourent à toutes jambes dans les deux pièces séparées de plexiglas. Deux médecins internes les suivent de près.
– Ils se réveillent, la fille de la « A » et le type de la « B », hurlent à l’unisson l’infirmière de la chambre « A » et l’infirmier de la chambre « B ». Il nous faut de l’aide !

********************

Avant
Michaël – les pieds dans l’eau

Les pieds dans l’eau, Michaël était assis sur l’une des plateformes installées au bord du Rhône, non loin de la jonction du fleuve avec l’Arve. Fumée de feux de bois, odeurs de sardines grillées et de saucisses, rires, cris, musique salsa grésillante émanant de haut-parleurs posés à même le sol, un environnement bruyant qui ne correspondait pas du tout au calme auquel il aspirait ce jour-là. Derrière lui, sur un carré d’herbe jaunie et aplatie, ses amis pique-niquaient dans un joyeux brouhaha. Il n’était pas du tout d’humeur à se joindre à la fête. La nuit avait été une succession de phases de sommeil dominées par les cauchemars et de périodes d’insomnie où il n’avait pu que s’imprégner des différentes aspérités de la peinture de son plafond. Sous ses pieds, les eaux de couleur vert bleu laissaient entrapercevoir le fond vaseux. Quelques algues dansaient en suivant les flots. Le courant était relativement fort et des sillons d’écume se dessinaient à la surface. Il fallait être un peu fou, voire suicidaire, pensait-il, pour vouloir se baigner à cet endroit. Le regard perdu dans le flux constant. Involontairement, ses yeux se portèrent sur des remous qui se formaient toujours au même endroit dans les flots. Tout son corps se crispa instantanément, puis il fut pris de tremblements. L’angoisse l’avait saisi des orteils à la tête étouffant son cerveau et son cœur, pressés, totalement vidés de leur substance.
– Non, non, tout ça ne va pas recommencer, cria-t-il, aidez-moi par pitié !
Ses hurlements passèrent inaperçus. En fait, ses lèvres avaient bougé mais aucun son n’était sorti de sa bouche, exactement comme dans ses cauchemars récurrents. Ses appels à l’aide étaient vains.

*****************
Avant
Victoria – Reine de la nuit

Elle adorait danser. Encore plus lorsque la musique était très forte et que les basses résonnaient. La nuit était son terrain de jeu depuis le jour béni de ses 18 ans. Evidemment, elle n’avait pas attendu la permission de ses parents pour sortir avant cet anniversaire fatidique, mais elle ne pouvait tout de même pas le faire aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité. Le 10 mai, le jour J, avait été celui de la libération. Juste avant l’été, les vacances et la chaleur. Sortir, boire, fumer, flirter avec qui et quand elle le voulait, sans devoir rendre de comptes à personne. Ses parents avaient fait une drôle de tête quand elle avait sauté de joie en hurlant à travers l’appartement : Je suis majeure ! Je suis majeure !
Ses parents s’inquiétaient pour elle, évidemment. Mauvaises rencontres, risques d’accident, agressions, drogues, alcool, sexe non protégé, etc. S’ils l’avaient pu, ils l’auraient enfermée dans sa chambre pour l’éternité. Leur petite fille n’avait pas à trainer dans les rues la nuit. Trainée. Le mot avait été prononcé une fois. Le meilleur moyen de la tenir avait été le chantage. Tenue incorrecte, comportement inadéquat, mauvaises notes, plus d’argent de poche. Comme elle vivait sous leur toit, elle avait intérêt à se tenir à carreaux. Tous deux la considéraient encore comme une enfant fragile qu’ils devaient protéger du monde extérieur. S’ils avaient su tout ce qu’elle avait déjà fait, ils n’auraient certainement pas eu cette attitude. Les yeux chargés d’angoisse, ils laissaient la porte se refermer derrière ses chaussures à talons et sa jupe un peu trop courte. Samedi soir, elle était de sortie avec ses copines.

La soirée avait bien débuté dans un bar, situé dans la rue genevoise de la soif, dans lequel les adolescentes avaient leurs habitudes, et qui accueillait surtout des étudiants. Elles étaient toutes les trois déjà un peu saoules avant d’arriver au Flamingo, la boîte de nuit branchée du moment, ne boudant pas les shots exotiques offerts par le patron. La house vrillait dans les oreilles, les basses résonnaient dans les corps en transe. L’alcool coulait à flots. Des yeux masculins les dévoraient, sans que cela ne les dérange. Parfois lascives, parfois sauvages, la piste de danse était leur royaume. Les verres se succédaient, les saveurs mélangées. Goût de pomme, odeur de sueur. Elles se trémoussaient, tourbillonnaient sur le podium, ne songeant à rien, candides. Profiter de l’instant présent. Lorsque des mains tentaient de s’approcher d’un peu trop près, lorsque des paroles les agressaient, elles évitaient la confrontation d’une façon subtile, parfois avec une intonation ferme et la violence gestuelle nécessaire. Peur de rien, ni de personne. Ce soir-là, c’était un peu différent. Victoria regardait ses copines se déhancher sur la piste un peu plus loin, adossée au bar. Une fatigue soudaine l’avait saisie. Elle ne se sentait pas très bien. Avalant un grand verre d’eau, elle n’avait pas senti le type assez costaud qui s’était approché d’elle. Imperceptiblement, il s’était fait une place à côté d’elle et la fixait étrangement.
– Je peux t’offrir un verre ? lui avait-il demandé, sans rien ajouter d’autre.
Sa tête tournait de plus en plus et ses jambes flageolaient. Ses forces étaient en train de l’abandonner. La présence de l’homme à ses côtés se faisait de plus en plus oppressante. Une petite voix dans sa tête lui disait de ne pas lui faire confiance, cependant lorsqu’il lui proposa de sortir un instant pour prendre l’air, la jeune femme accepta. Il la saisit sous le coude comme une vieille connaissance et ils se retrouvèrent dans la fraîcheur de la nuit sur le trottoir. Elle ne savait pas quelle heure il était, mais la rue était déserte, même les dealers qui se trouvaient à chaque coin de rue à cet endroit avaient disparu. Ils s’approchèrent du Rhône qui coulait juste à côté. A Présent, il la tirait plutôt que de la soutenir. Ensuite, elle ne se souvint plus de rien. Le trou noir. Elle ne se rappelait plus de son visage, elle ne se souvenait que de son haleine, empestant l’alcool, et ensuite, d’un choc violent. Et voilà qu’elle flotte dans les airs avec un inconnu qui lui sourit.

*******************
Avant
La prémonition de Michaël

Chaque nuit, le même cauchemar l’assaillait. Les rives verdoyantes du Rhône se transformaient en toboggan. Les plateformes installées pour les baigneurs sombraient sous les eaux soudainement déchaînées du fleuve. Michaël, en haut d’une pente d’ordinaire arborée et couverte de gazon, se sentait attiré vers le bas, vers le fleuve sans pouvoir résister. Il tombait, dérapait sur l’herbe devenue terre glaise savonneuse. Ses bras battaient le vide, ne trouvant rien à quoi se retenir. La dégringolade durait des heures. Des centaines de minutes pendant lesquelles Michaël se sentait impuissant, spectateur involontaire de sa propre ruine. Puis, il y avait le contact avec l’eau glacée. Un véritable choc. D’un côté, il attendait ce moment, peut-être que cette collision dans un autre milieu, lui aurait permis de recouvrer ses moyens. D’un autre, il s’agissait certainement de l’instant le plus effrayant. Le jeune homme détestait l’eau, il en avait une peur bleue, et ne savait pas nager.
Ses pieds, ses jambes, son tronc, son visage s’enfonçaient dans les profondeurs sombres, entrainés par un tourbillon né du lit du fleuve, et même peut-être du centre de la terre. Le jeune homme ne parvenait pas à lutter contre cette chute, sa chute. Il se réveillait ensuite tremblant et en sueur.
Toutes les nuits, absolument toutes, le cauchemar se répétait.
Après une année sans sommeil, il avait décidé de consulter un psychiatre. Ce dernier n’avait pas trouvé d’explication à son rêve, mis à part l’hydrophobie, ce dont Michaël était conscient. Le médecin avait également essayé d’y voir une peur récurrente de l’échec. Le jeune homme poursuivait de brillantes études de droit, possédait de nombreux amis et une famille aimante. Faute d’un éclaircissement convaincant du médecin, il avait tenté de poser sa propre hypothèse, celle d’un rêve prémonitoire. Il allait lui arriver quelque chose en rapport avec l’eau. Aucun traumatisme vécu n’arrivait à expliquer sa terreur face au milieu liquide : non, sa mère n’avait pas essayé de le noyer dans son bain, non, il n’avait pas non plus fait de mauvaise expérience dans une piscine, la mer ou un lac étant enfant. Incompréhensible. Suite aux tentatives vaines, toujours à la merci de ce mauvais rêve, il s’était résigné.

**********

Victoria
La nuit avait été son refuge ou plutôt un subterfuge. Un masque habile à son vide intérieur. Et elle chantait :

« Alors on danse,
Qui dit proches te dit deuils car les problèmes ne viennent pas seul
Qui dit crise te dit monde dit famine dit tiers- monde
Qui dit fatigue dit réveil encore sourd de la veille
Alors on sort pour oublier tous les problèmes
Alors on danse
Tous les jours de l’année »

Alors on danse, Stromae

Michaël
Le cauchemar avait été un révélateur. Un éloquent message répétitif du caractère éphémère et solitaire de notre passage sur terre. Et il chantait :
« Tout part toujours dans les flots
Au fond des nuits sereines
Ne vois-tu rien venir ?
Les naufragés et leurs peines qui jetaient l’encre ici
Et arrêtaient d’écrire…
Always lost in the sea
Always lost in the sea »
Noir désir, Aux sombres héros de l’amer

Après
Accidents

Vertiges. Le corps tétanisé, Michaël glissa dans le fleuve sans s’en apercevoir, dans un trou noir, attiré par les profondeurs, comme dans son cauchemar. Il se laissa sombrer, caresser par le courant frais. Son corps flottait entre rêve et réalité. S’enfonçant dans un univers sans odeurs et sans bruit, englouti dans le monde du silence, ses oreilles ne percevaient plus les relents de la musique, ni les senteurs de viande grillée, ni d’huile de coco. Il s’était laissé ensevelir. La nuit avait pris le dessus. Le vide, impossible à combler, s’était rempli et débordait de l’eau verte du Rhône. Il n’avait même pas pris soin de prendre une grande inspiration avant de disparaître. Il ne pensait à rien, ou presque. Juste la transposition de son cauchemar dans la réalité.

**************

Alors que le corps de la jeune femme passa par-dessus la barrière, l’homme qui l’avait poussée, avait reculé de quelques mètres. Victoria avait essayé de se défendre dans une dernière tentative maladroite de le repousser. Ce dernier dans un geste violent avait éjecté le corps frêle de la jeune fille qui avait basculé. Impossible de le rattraper. Il n’avait même pas essayé, en fait. Voyant sa proie emportée par les courants sombres du fleuve, il avait pris les jambes à son cou. Il risquait gros. Regardant autour de lui à la va-vite, il n’aperçut pas, avant de prendre lâchement la fuite, ce jeune homme dissimulé dans une ruelle. Il avait tout vu. Apeuré, ce dernier n’avait aucun intérêt à contacter les secours ou la police. Son activité et sa présence à cet endroit étaient considérées comme illégales par la justice. Une fois l’agresseur parti, il s’approcha de la barrière. Le corps avait disparu. Malgré les risques encourus, il appela aussitôt la police et les pompiers. Il eut peur qu’on ne le prenne pas au sérieux avec son français approximatif et son identité. Fort heureusement, pour la victime, la téléphoniste n’en fit rien et lui accorda autant de crédit qu’à tous les autres, comme cela devrait toujours être le cas. Elle lui dit aussi qu’un autre témoin de la scène venait d’appeler quelques secondes plus tôt et que les secours étaient en route. Elle le remercia, lui demandant de rester sur place pour témoigner ou de donner une adresse. Il n’en avait pas. Il lui donna son numéro de téléphone portable, seul moyen de le joindre. Il retourna se cacher. Il avait peur que le type ne revienne.

******************

– Michaël, Michaël, hurlait Sandrine, l’une de ses amies.
– A l’aide, Au secours, que quelqu’un vienne ! criait Corentin.
– Putain, Michaël est tombé dans le Rhône ! Il faut sauter… Il faut le rattraper ! pressait la voix de Robin.
– Il faut appeler les secours, on n’arrivera pas à le sortir de là, dit plus calmement Claire, tout en composant le numéro d’urgence de la police.

Ils avaient mis plusieurs longues minutes à se rendre compte de la disparition de leur copain. De trop longues les minutes. La nuit était tombée sur la pointe de la jonction. Les fêtards s’étaient faits rares. Sur les quinze personnes présentes, aucune n’eut le courage de se jeter à l’eau, même ceux qui fanfaronnaient en disant qu’ils arrivaient à traverser le Rhône même avec du courant d’ordinaire.

Les agents de patrouille en voiture étaient arrivés les premiers sur place, suivis de près par la brigade fluviale, l’ambulance et l’hélicoptère. Deux déplacements pour des noyades la même journée, cela faisait un peu beaucoup.
Le premier noyé avait été repêché à la hauteur du Pont-Butin. Ils avaient réussi à le réanimer in extremis dans l’hélicoptère.
La jeune femme avait, elle aussi, échappé de peu à la mort. Tombée à l’eau à la hauteur des Halles de l’île, un homme d’une cinquantaine d’année, bon nageur, s’était précipité sans réfléchir, témoin lui aussi de la scène. Il savait que si la jeune femme passait par les turbines de l’usine électrique situées entre l’Usine et le quai du Seujet, elle n’aurait aucune chance de s’en sortir. Il la rattrapa au moment où son corps atteignait l’îlot central devant le Bâtiment des forces motrices. Un bar éphémère, La Barje, s’y installait les mois d’été. C’est là qu’il parvint à hisser la malheureuse sur la terre ferme. Les secours étaient déjà là, de l’autre côté de la passerelle. Le quinquagénaire était à bout de souffle, ruisselant. Il ne savait pas si la jeune fille était vivante ou morte. Les ambulanciers s’affairaient déjà sur le corps inerte de Victoria. Les agents de police arrivés entretemps l’avaient tout d’abord remercié et l’avaient interrogé sur ce qu’il avait vu. L’homme, encore très choqué, avait raconté qu’il se trouvait de l’autre côté de la place au moment de l’incident. Il avait aperçu un gaillard assez costaud pousser la jeune fille par-dessus la rambarde. La scène trop éloignée ne lui permettait ni de distinguer avec précision le visage du criminel, ni de décrire le déroulement exact des faits. Pour tous, la nuit allait être longue. Les policiers auraient la difficile tâche d’identifier la victime et d’avertir ses proches de l’accident.
Les gyrophares, les bruits et le tohu-bohu avaient délogés les noctambules et réveillés les voisins. Ceux-ci regardaient et épiaient soit sur place, soit depuis leur fenêtre ce qui était en train de se passer. Il y avait eu un accident, pire, on murmurait qu’un crime avait été commis. Une fille avait été poussée à l’eau et on ne savait pas si elle était encore en vie. Alors que les plus folles suppositions allaient bon train, l’ambulance filait en direction des HUG, sirènes hurlantes en plein cœur de la nuit.

***********
Avant
Victoria – Subterfuge

Victoria n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle allait faire après avoir obtenu sa maturité. Faculté des sciences sociales pour les unes, médecine ou pédagogie pour les autres, ses amies savaient ce que l’avenir leur réservait et avaient pris leur destin en main. Mélanie, sa meilleure amie, allait effectuer un voyage autour du monde pendant une année sabbatique avant de reprendre des études de lettres. Victoria, elle, était perdue. Quoi faire ? Elle n’avait pas d’intérêt particulier, il lui aurait fallu encore une année supplémentaire afin d’affiner un choix. Elle avait comme job d’étudiante un travail de vendeuse dans un magasin de vêtements les week-ends. Peut-être qu’elle pourrait travailler quelques jours de plus pendant un moment avant de se décider ?
Du côté de ses amours, ce n’était pas bien plus clair. Elle avait eu quelques petits amis, dont Yann, son premier amour, mais cela n’avait jamais duré bien longtemps. Son dernier flirt en date avait duré deux semaines et le garçon, rencontré pendant une de ses folles soirées, l’avait quittée pour une de ses copines. Mal dans sa peau, Victoria se trouvait trop maigre, elle aurait aimé avoir plus de formes. Les sorties, l’alcool, la musique et la danse lui permettaient d’oublier tous ces points d’interrogations qui tourbillonnaient dans sa tête.


Avant
Michaël – Prise de conscience

Michaël avait compris que tout était éphémère, que même les amitiés que l’on pensait indestructibles se brisaient et que les gens finissaient toujours par mourir. Face à l’adversité, finalement, la solitude l’emporte. Il l’avait saisi inconsciemment au décès de son père, quelques mois plus tôt, et le cauchemar en était le rappel. Sa conscience refusait de l’admettre et lui envoyait ce signal. Il était seul et serait seul face à la mort. Il était saisi par l’angoisse et la peur. Sa mère avait sombré dans une profonde dépression. Confronté à l’inévitable pour la première fois, il n’avait pas pu partager sa peine avec ses amis. Il l’avait gardée enfouie. Son père ne reviendrait pas. Personne n’y échappait. La noyade, dans les eaux sombres du Rhône, symbolisait son interprétation de la fin de la vie, un tourbillon qui nous entraine dans des profondeurs insondables, terrifiantes.

**********************

Après
Résurrection – Victoria et Michaël : la rencontre

Le personnel soignant courait dans tous les sens. Des médecins s’étaient joints aux infirmiers et tous arboraient des sourires de soulagement. Les deux jeunes noyés simultanément venaient de sortir du coma artificiel dans lequel ils avaient été plongés.
Les équipes médicales avaient été surprises par le réveil synchronisé de leurs patients. Leur pronostic vital était engagé à leur arrivée à l’hôpital. Les spécialistes avaient été prudents sur les informations transmises aux proches. Ainsi, ils ne s’étaient pas prononcés, pessimistes, sur une reprise de conscience ou une guérison. Il valait mieux être précautionneux et ne pas donner de faux espoirs. Et pourtant…

Michaël et Victoria étaient revenus à la vie ensemble. Plongés dans le même rêve, ils s’y étaient retrouvés et reconnus. L’envie de vivre et de se connaître sur terre avait été plus forte que la mort et le sommeil, plus puissante que l’attrait du vide. Les deux jeunes gens étaient repartis avec une énergie nouvelle dans le tourbillon de la vie : celle de l’amour. Oubliées la peur existentielle et l’angoisse de l’avenir, le face à face avec la mort et leur sursaut brutal, un souffle puissant et vivifiant les avait portés vers la résilience et la survie.

Dans le cadre du blog, « Je ne laisserai personne dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde » des éditions Cousu mouche, j’ai eu le plaisir d’écrire trois textes… J’aurais pu en écrire des centaines, car pour moi, il est difficile de choisir et chaque chanson à son histoire. J’ai dû néanmoins faire un choix et une sélection, en voici le résultat:

Lullaby – The Cure

En 1989, j’ai onze ans, une chaîne hifi avec double lecteur de cassettes, tourne disque sur le dessus et radio FM. Elle est moche mais très pratique pour enregistrer, copier et surtout faire des compils. Bref, une chaîne stéréo bon marché de chez Interdiscount, pas très design, tout en plastique avec un son pourri. À cette époque je n’y accorde vraiment pas d’importance, ni au son, ni à l’apparence. C’est l’un des objets les plus précieux que je possède. J’ai des cassettes et des vinyles aussi : entre des mixs personnels d’enregistrements à la radio, il y a Phil Collins, Madonna, A-Ha, Michael Jackson, Status Quo, Kylie Minogue, The Police, Sidney Youngblood et même le kitchissime Rick Astley. Tout ça, ce n’est pas très rock, plutôt éclectique et très pop, mais totalement dans l’air du temps. J’ai onze ans et je baigne dans la musique.

J’ai aussi onze ans, quand en 1989, à Berlin, dans ma seconde patrie, un mur s’effondre. Une brèche est ouverte. Wind of Change. Gorbatchev et Ronald Reagan se volent la vedette, mais plus pour longtemps. La guerre froide est finie et Pink Floyd joue The Wall dans l’ancien No mans land, juste un an après. We don’t need no education, We don’t need no thought control… C’est le temps de l’ouverture et du changement. À Lausanne, en 1994, je reprendrai en cœur ce refrain avec les 50’000 spectateurs du Stade la Pontaise.

Retour à l’été 89, j’ai toujours onze ans, je suis chez une amie et nous regardons Canal +. A la maison, je n’ai le droit qu’à une utilisation limitée du petit écran. Mes parents se sont décidés finalement à se procurer une télé. Jusqu’à l’âge de huit ans, je n’en avais pas. À la télévision, Marc Toesca présente le top 50 et La Lambada est en première place du classement. Soudain, sur le minuscule écran mon pire cauchemar apparaît… Un homme hirsute et maquillé est couché dans un lit, envahi par les toiles d’araignées, et semble paralysé. Arachnophobie. Une mélodie entêtante accompagne ce qui paraît être une longue agonie dans un rêve éveillé. Dans un coin, une araignée poilue avance sur le rythme donné par un groupe de musiciens ennuyés recouverts de poussière. L’individu sombre dans la gueule béante de la bête et des milliers de bras l’emprisonnent contre le matelas. L’homme araignée va venir me manger. D’un côté, je ne veux pas regarder, je suis terrorisée et mon cerveau d’enfant ne comprend pas ce que cet homme murmure. Cependant, je n’arrive pas à détacher mon regard de la vidéo et la musique me transporte, mi-sensuelle, mi-effrayante. Entre fascination et dégoût, peur et attraction, c’est la première fois que je ressens autant d’émotions à la fois. Cette berceuse sombre diffusée en mauvaise qualité sonore sera le début de ma rencontre avec The Cure et d’une histoire musicale qui n’est toujours pas terminée. En 1989, à onze ans, sur un minuscule écran de télévision dans une ferme chancynoise, j’ai rencontré le groupe qui, par sa musique, saura le mieux me transmettre des émotions et me faire vivre les miennes. Une passion dévorante est née.
On candy stripe legs the Spiderman comes
Softly through the shadow of the evening sun
Stealing past the windows of the blissfully dead
Looking for the victim shivering in bed
Searching out fear in the gathering gloom and
Suddenly
A movement in the corner of the room
And there is nothing I can do
When I realize with fright
That the Spiderman is having me for dinner tonight
Quietly he laughs and shaking his head
Creeps closer now
Closer to the foot of the bed
And softer than shadow and quicker than flies
His arms are all around me and his tongue in my eyes
Be still be calm be quiet now my precious boy
Don’t struggle like that or I will only love you more
For it’s much too late to get away or turn on the light
The Spiderman is having you for dinner tonight
And I feel like I’m being eaten
By a thousand million shivering furry holes
And I know that in the morning I will wake up
In the shivering cold
And the Spiderman is always hungry

Lithium – Nirvana

D’où viennent donc ces voix dans ma tête qui me disent que ce n’est pas juste ? D’où viennent donc ces incantations qui me poussent à me révolter ? D’où viennent donc ces idées qui me poussent aux larmes ?

I’m so happy ’cause today
I’ve found my friends …
They’re in my head

Ce monde n’est pas réel. Il n’est que désillusions et injustices. Je rêve d’une ville où il n’y aurait ni argent, ni politique. Je rêve d’un amour véritable. D’un monde plus juste. Moi, je ne sers à rien. Dans le miroir, une adolescente aux yeux bouffis et cernés, des cheveux devant le visage. En révolte, contre elle-même, contre tout et tous. Elle ne sait plus vraiment pourquoi.

I’m so ugly, but that’s okay, ’cause so are you …
We’ve broken our mirrors

Il y a ces cris, ces assiettes qui explosent juste un étage en dessous. Ces disputes incessantes me brisent, me lacèrent les bras et le cœur.

Yeah, yeah, yeah

La fumée de cigarette s’échappe par ma fenêtre entrouverte. Les mégots s’amoncèlent dans le cendrier.

And I’m not scared
Light my candles in a daze …

Mon plafond est peint en noir et j’y ai tracé un A entouré d’un cercle blanc. Ni Dieu, ni maître. Une lampe simple blanche diffuse une faible lumière. Le cordon de la lampe pend. Je le regarde. Il m’attire.

Je tire encore une fois sur ma cigarette. La chaleur incandescente se rapproche de mon majeur et de mon index. Je vais me brûler. Non, je ne craquerai pas. Ce serait trop facile.

I like it – I’m not gonna crack
I miss you – I’m not gonna crack
I love you – I’m not gonna crack
I killed you – I’m not gonna crack

Vingt-quatre ans après, j’ai fini par craquer. Mais je vous aime tout de même.

Angel, Angel, Down We Go together

Tout s’était terminé le jour-même où tout avait commencé. Un début présage une fin, irrémédiablement. Impermanence. Mais pas aussi vite, pas aussi brutalement. Utopie d’une possibilité et d’un absolu, d’un sentiment si grand qu’il balayait tout sur son passage. C’était tout simplement impossible.
Tu avais gravé ce constat dans ma chair à vif. En ce matin glacial et enneigé. En ce lendemain d’un moment inespéré de grâce partagé.

La neige avait recouvert le sol et les arbres en une nuit. Comme si la chaleur de la soirée n’avait jamais existé. Un froid glacial avait tout envahi et s’était propagé dans les moindres recoins de mon corps et de mon âme. A partir de ce triste matin, nous avons sombré ensemble. Mon cœur est devenu gris et froid. Le tien s’est renfermé encore plus. Je ne l’entendais plus, je ne l’entendrais plus jamais. D’ailleurs, l’avais-je un jour vraiment senti battre ?
Et pourtant, il y avait l’attente impatiente de se revoir enfin, libres.
Ce concert, dans cette ville, chère à ton cœur. De la musique, des gens, je m’étais sentie si vivante, croyant l’espace d’un instant que notre rêve se réalisait. Pourtant, le message d’Arcade Fire avait été clair ce soir-là. Sourde, je l’avais ignoré :

“My body is a cage that keeps me
From dancing with the one I love
But my mind holds the key…”

Tu avais déjà verrouillé ton cœur. Raison vs Sentiments. L’éternelle question. Choisir.
Moi, j’avais foncé, mais toi, tu n’y arriverais pas.
Dès ce jour, je me suis mise à haïr l’espoir, cette porte laissée entrouverte. En traître, la réalité n’avait pris que peu de temps pour nous rattraper. Aussi brutale qu’un coup de poignard, en plein milieu du cœur. Impossible. Absolu. Impossible. On m’arrache le cœur. Je m’effondre.
Mon cœur s’est éteint, cette nuit-là, vers 5h00 du matin.
Entre une porte cochère et le store baissé d’une terrasse.
Nous nous sommes embrassés, enlacés, dans cette rue déserte, protégés par l’obscurité.
Le monde autour de nous n’existait plus. Ni peur, ni froid, ni peine, ni espoir.
Juste le temps d’une ou deux chansons.
La terre continuait sa ronde pendant ce temps.
Seuls, chacun de notre côté, la réalité à affronter.
La chute est entamée, dès que le mot « impossible » a été prononcé.
La porte du taxi se referme.
Mes larmes se solidifient sur mes joues.
Tu n’es plus là et tu ne le seras jamais.
Le rêve s’est disloqué sur le sol gelé.
Je ne te croirai plus quand tu me chanteras :

“Angel, Angel
don’t take your life tonight
I know they take
and that they take in turn
and they give you nothing real
for yourself in return
and when they’ve used you
and they’ve broken you
and wasted all your money
and cast your shell aside
and when they’ve bought you
and they’ve sold you
and they’ve billed you for the pleasure
and they’ve made your parents cry
I will be here
BELIEVE ME
I will be here
…believe me
Angel, don’t take your life
some people have got no pride
they do not understand
the Urgency of life
but I love you more than life
I love you more than life”
I love you more than life
I love you more than life “

 

 

 

 

Découvrez mon texte « Inconscience collective » paru dans le Magazine d’Amnesty International Suisse en mars 2017:

Inconscience_collective

Inconscience_collective 2

Une nouvelle « nouvelle » écrite dans le cadre du concours des éditions Encre Fraîche avec le thème « un soir de pluie », qui n’a malheureusement pas été retenue, mais que vous pouvez du coup, découvrir ici en exclusivité.

Bonne lecture!

Et revoilà la pluie…

Et revoilà la pluie…

Mardi soir, il était près de minuit. Cela faisait déjà au moins une heure que je roulais sans but dans la ville. J’aimais conduire de manière générale, mais encore plus la nuit quand je n’arrivais pas à m’endormir. Dans l’habitacle, je me sentais à l’abri, comme dans un cocon, et en même temps, j’étais à l’extérieur et ne me trouvais pas enfermé avec ma solitude entre les quatre murs de mon petit appartement citadin. Cette habitude un peu étrange devait venir de ma petite enfance. Ma mère, seule, – je n’avais jamais connu mon père – faisait des tours en voiture dans le quartier quand je hurlais à la mort à la tombée de la nuit et cela finissait toujours par me calmer et me rassurer. Elle retournait ensuite à la maison et me mettait au lit.
La pluie s’abattait sur la ville depuis plusieurs jours déjà. Des trombes d’eau fondaient sur les toits, les trottoirs, les têtes des promeneurs et rendaient la cité impénétrable. Les essuie-glaces dansaient devant mon regard en effectuant un ballet bien huilé, si bien qu’après quelques minutes seulement, mes yeux s’étaient habitués aux gouttes restantes qui se formaient inlassablement sur le parebrise. Les rues étaient presque désertes.
J’apercevais, çà et là, sur le bord de la route des parapluies qui avançaient comme portés par des mains invisibles. Ce que j’aimais avant tout était d’observer les lumières des phares et des enseignes qui défilaient, enveloppé par la musique de mon autoradio. Annie Lennox entonnait « Here Comes The Rain Again » qui berçait mon esprit et ma mélancolie. Ma mère l’écoutait toujours en conduisant quand j’étais enfant, sa chanson préférée d’Eurythmics et l’unique cassette qu’elle possédait. Je regardai mes mains sur le volant. Elles étaient bien là, propres, à leur place. Ma main droite se désolidarisa de l’objet pour changer la vitesse alors que j’approchais d’un feu rouge. Mes doigts brulaient. Je passais au point mort d’un mouvement rapide. Patience. Les minutes s’éternisaient, mes jambes se mirent à trembler et mes pieds s’agitaient simultanément sur les pédales de l’embrayage, les gaz et le frein. Démarrage en trombe. Mes pneus auraient crissé s’il n’avait pas plu, ils patinèrent un peu à la place, faisant gicler de l’eau tout autour de mon véhicule. J’aurais aspergé avec bonheur les passants, s’il y en avait eu. J’aurais ri à gorge déployée en voyant leurs visages décomposés, leurs cheveux défaits et leurs mines déconfites, surtout les femmes, dont le maquillage coulerait partout, laissant de laides traces noires, les transformant en clowns tristes et hideux.

Cette image me rendit le sourire et me redonna de l’énergie. Elles le méritaient, les salopes. Elles l’avaient bien cherché, toutes autant qu’elles étaient. C’était leur vrai visage, sans artifices et sans dissimulation. Plus de mensonges, plus de trahison, ces femmes étaient à nu, sous la lumière du jour. Grâce à la pluie, les masques tombaient. L’eau purifiait tout. La haine me quitta aussi soudainement qu’elle était apparue. L’aiguille du cadran du tachymètre flirta avec les 80 Km/heures. Je me ressaisis d’un coup, freinant violemment dans la ligne droite, heureusement qu’il ne s’agissait pas d’un virage. Je me serai éclaté contre la devanture du bar à tapas qui se trouvait en face ou pire contre un imprudent se jetant sous mes roues. Pas de bol, pour lui. De son destin, à lui, cet inconnu, je m’en contrefoutais. C’était bien cela, elle était revenue, cette rancœur sourde, puis elle avait à nouveau disparu, anesthésiée par le reflet de mes phares sur la route mouillée.

Je m’engageais dans la zone industrielle de la ville. D’ordinaire, je ne passais jamais par là. Je n’appréciais pas trop ce quartier. La nuit tombée, il n’y avait rien à voir. Des bâtiments industriels rectangulaires et gris, plongés dans l’obscurité, des artères sinistres. Des discothèques et une salle de concerts s’étaient également installées dans le coin. Un soir de semaine, l’activité des noctambules était réduite à néant dans une petite ville de province. Arrghh, mon cerveau fonctionnait à 10’000 kilomètres à l’heure. Ne pas penser, surtout ne pas penser. La poisse ! La musique s’était tue. Quel ennui ! Je n’arrivais pas à me calmer. Les remèdes de mon enfance ne semblaient plus aussi efficaces aujourd’hui. Le ronronnement régulier du moteur ne parvenait pas à m’apaiser. Mes pensées et mon attention s’attardaient à présent sur mes mains, moites. Je ne regardais plus vraiment la route, focalisant sur ces mains ridées et humides, dont j’avais honte. Je levais les yeux et regardais à nouveau à travers le parebrise : une succession de bâtiments vides, réguliers et sombres.

Maria
Les néons d’une station-service surgie de nulle part m’éblouirent et me firent ralentir encore une fois contre mon gré.
Au bord de la route, malgré la pluie battante, des silhouettes se détachaient dans la nuit. Talons hauts, jupes courtes, bas résilles, elles se tenaient là, vulnérables, abritées sous des parapluies de fortune ou sous les porches métalliques des entreprises. Ces dernières étaient désavantagées par rapport aux autres, car souvent le potentiel client, au volant de sa voiture, ne prenait pas le temps d’attendre qu’elles s’approchent et accostaient celles, plus courageuses, qui affrontaient les conditions météos sur le trottoir. Pressés, souhaitant être les plus discrets possible, l’affaire était conclue en moins de deux minutes. La portière du passager s’ouvrait, une fille embarquait et la voiture redémarrait. En voyant ces ombres féminines – pas toutes, il y avait aussi des hommes -, je sentis le désir m’envahir et la haine renaitre. Mais oui, nous étions dans le quartier chaud. L’endroit parfait pour essayer de reprendre pied et pour évacuer les tensions et les frustrations. Il fallait que je puisse me sentir puissant à nouveau. Obnubilé par mon excitation et par mon besoin obsessionnel de la faire taire, j’avais oublié que cette solution existait. Qu’ici, je pourrais facilement tirer un coup et ainsi me venger. La vengeance me tranquilliserait certainement. Mais était-ce encore bien utile maintenant ? Je chassai rapidement cette pensée et comme pour appuyer ma décision d’un geste réel, j’appuyais d’un revers de main sur la manette du clignotant, balayant ainsi toute sorte de retenue. Je me rapprochai lentement du trottoir, par peur d’éclabousser les ombres qui s’y trouvaient. Ensuite, j’ouvris la fenêtre rapidement. Une silhouette très mince, emballée dans une robe en latex rouge, très courte, qui lui enserrait la taille et faisait ressortir ses seins, affublée d’un parapluie aux motifs de peau de léopard, s’avança vers moi d’une démarche décidée, malgré ses talons de vingt centimètres de haut. Je ne distinguais pas son visage, dissimulé sous les arceaux. Je ne savais donc pas s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme. Le corps se pencha sur la portière. Je vis sa poitrine, généreuse, se presser contre mon visage au-dessus de la fenêtre.
– Hey, bonsoir Mademoiselle, vous voulez monter ? Je n’avais rien trouvé de mieux pour l’aborder.
– Avec plaisir, répondit une voix de femme. La robe en latex et le parapluie léopard contournèrent la voiture. Des mains manucurées aux ongles rouges vifs très longs ouvrirent la porte du passager. Ce n’est que lorsque son dos me fit face que je constatai qu’elle avait une longue chevelure brune et bouclée. Fermant son parapluie, me tournant toujours le dos, elle ramena de longues jambes interminables dans la voiture et je vis enfin son visage. De grands yeux noisettes, très maquillés, illuminaient un visage régulier et hâlé. C’était une très belle et très jeune femme.
– Boummmsoir Monsieur, para toudou, c’est 150 CHF. Je reste avec vous pendant une heure, dit-elle, avec un fort accent portugais. Elle est brésilienne, me dis-je instantanément. Elle est bien belle aussi, réalisai-je avec frayeur. J’étais tenté, troublé.
J’acquiesçai d’un signe de tête fervent, sans piper mot. La fille de joie ne sembla pas comprendre ma réponse et fit mine de ressortir. La situation m’avait coupé la parole. J’eus besoin de quelques secondes pour me ressaisir et pour retrouver mes mots. La pluie pénétrait dans l’habitacle à travers la porte et la fenêtre ouverte pendant que la jeune femme hésitait à ressortir. Le siège en tissu de ma voiture commençait à être trempé et la jeune femme aussi. Je détestais cela. La voiture entière allait moisir, j’en étais certain. La colère montait en moi, ma maniaquerie reprenait le dessus.
– Non, ne partez pas, réussis-je enfin à articuler en hurlant et fermez-moi, cette portière tout de suite. C’est bon pour 150 CHF, c’est bon ! Grondais-je. La jeune femme écarquilla les yeux, un peu effrayée, mais finit par claquer la portière. Excusez-moi, bredouillais-je enfin. Toute cette pluie me rend un peu nerveux. Quel est votre prénom ? demandais-je.
– Maria, mon nom est Maria, répondit-elle machinalement, mais d’une toute petite voix. Puis, reprenant ses esprits et surtout se rappelant que dans son métier, toute minute perdue était également de l’argent perdu, elle en revint à l’essentiel. On fait ça ici, ou à l’hôtel, parce que vous ne pouvez pas rester au bord du trottoir. Si vous voulez, je connais un endroit tranquille où vous pouvez garer votre voiture…
Alors qu’elle me parlait, je ne regardais même plus son visage. Mes yeux étaient fixés sur ses genoux et ses cuisses découvertes par sa jupe trop courte. Elle ne portait pas de bas et on pouvait apercevoir de la dentelle noire sur le haut de ses jambes. Etait-ce sa culotte ? En avait-elle une ? L’excitation m’emporta. Je démarrai en trombe et lui demandai, sans courtoisie aucune, de me conduire à ce fameux parking tranquille. Je n’avais aucune envie de dépenser encore des sous pour un hébergement douteux, alors que nous n’allions y passer qu’une heure.
Ouf, se dit Maria, le temps de trajet jusqu’au fameux parking était d’environ vingt minutes. Elle devrait ainsi passer beaucoup moins de temps à satisfaire ce client qui avait un comportement vraiment étrange. Il lui faisait un peu peur, même. En plus, la soirée n’avait pas été très bonne. Elle n’avait eu qu’un seul client et celui-ci n’avait pas été très généreux. Maria n’avait aucune envie de rester avec des hommes louches, surtout ceux qui préféraient le parking à la chambre d’hôtel. La jeune femme avait l’habitude des gens bizarres. Elle ne jugeait jamais, ne refusait aucun travail, sauf si l’homme refusait d’utiliser un préservatif. Elle essayait de prendre le moins de risques possibles. Sa sœur, qui travaillait dans le même coin qu’elle, avait été contaminée par le VIH quelques années auparavant, alors qu’elles vivaient encore ensemble au Brésil. Rosa n’avait que 21 ans quand elle avait découvert sa maladie. Elles étaient venues ensemble en Suisse pour bénéficier de meilleurs soins suite à une invitation de leur tante qui travaillait à Genève depuis près de 20 ans en tant que femme de ménage. Maria, elle, était âgée de 19 ans. Les deux jeunes femmes nées dans une favéla, issues d’une famille d’ouvriers, acceptèrent de se déraciner pour améliorer leurs conditions de vie et pour essayer de se sortir de la prostitution. Ainées d’une fratrie de dix enfants, leurs parents ne pouvaient les nourrir, ni les envoyer à l’école. Les sœurs n’avaient eu d’autre choix que la prostitution pour subvenir aux besoins de la famille et de s’occuper des plus jeunes de leurs frères et sœurs le reste du temps. Partir pour la Suisse n’avait malheureusement rien changé. Elles s’étaient heurtées à l’implacabilité des lois suisses, à la dureté du jugement de l’administration. Clandestines, Rosa et Maria n’avaient pas pu être intégrées à la société et accéder à un travail. Elles vivaient avec deux cousines et leur tante dans un minuscule appartement. Leur destin était tracé et les avait reconduites dans la rue, pas à Rio, mais à Lausanne cette fois.

Je m’en fichais, moi, de son histoire, aussi tragique soit-elle. Tout d’abord, j’avais juste un vide affectif et sexuel à combler. Il fallait que je couche avec elle. Si j’y parvenais encore. Ce qui n’était vraiment pas garanti.
Maria m’indiqua la route à suivre pour se rendre dans le fameux endroit tranquille. C’était tout de même de l’autre côté de la ville et cela ne m’arrangeait pas trop. Il fallait de toute manière qu’à un moment ou à un autre, je me résigne à rentrer chez moi. Le chemin était relativement simple. Je connaissais déjà, pas que je fusse un habitué, mais presque. Comme lors de toute conversation avec une personne que l’on ne connait pas, ou plutôt qu’on ne souhaite pas vraiment connaitre mieux – bien que dans le cas présent, nous allions forcément être très proches physiquement -, nous débutâmes par discuter de la météo. Un sujet qui me tenait, malgré sa banalité, très à cœur. Je commençais donc par lui expliquer que ce temps gris et ce déluge me plombaient vraiment le moral. Elle répondit que pour elle, il en allait de même. Evidemment. Il était rare que des gens « normaux » apprécient de vivre sous l’eau pendant sept jours d’affilée sans un rayon de soleil dans l’intervalle pour reprendre son souffle. Je lui expliquais que pour moi ces sentiments négatifs étaient renforcés par mon histoire personnelle et lorsque le ciel nous tombait sur la tête pendant plus de deux jours, je broyais du noir et commençais à devenir agressif, comme aujourd’hui. Je m’en excusais brièvement. Je n’en pensais pas moins. Le premier jour de pluie ininterrompue était pour moi synonyme de mélancolie. Le second jour, la tristesse prenait le pas sur la mélancolie, le troisième jour, la tristesse était remplacée par la colère, le quatrième jour, c’était la haine qui prenait le dessus et finalement, au bout du cinquième jour, j’étais défiguré par la rage. Il s’agissait aujourd’hui du sixième, le jour de la vengeance. Nous roulâmes en silence jusqu’au parking. Il pleuvait toujours et les canalisations commençaient à déborder sur les routes par les égouts. J’arrêtai la voiture sur le fameux parking. Il s’agissait d’un centre commercial, dans une autre zone industrielle en périphérie, fermé pendant la nuit et qui offrait donc un endroit idéal pour ce type d’activités.
Je n’étais pas à l’aise. Ce silence forcé avait sérieusement attaqué mon aplomb et ma confiance en moi. Plus je regardais ses jambes, ses seins et ses yeux, plus je perdais mes moyens. Mon excitation s’était transformée en peur. Que devais-je faire à présent ?
Maria sortit de la voiture brièvement pour s’installer sur la banquette arrière, pendant que j’éteignais le moteur et les phares.
– Rejoignez-moi, me susurra-t-elle avec son délicieux accent en écartant les jambes, lorsqu’elle fut installée, nous serons mieux ici.
– Oui… répondis-je dans un souffle. Je fis donc de même sortant de la voiture laissant les clefs sur l’allumage. Une fois sorti, les gouttes sur ma tête me paralysèrent. Immobile, je n’arrivai pas à actionner la poignée. Mes jambes tremblaient, mes genoux ne me soutenaient plus. Quelle honte, me dis-je, je n’étais même plus capable d’affronter une situation dont j’aurais dû être le maitre incontesté. Heureusement, le désespoir me donna un élan de courage pour au moins me mettre à l’abri. Je me précipitai à l’intérieur et m’assis sagement à côté de Maria, en croisant les bras pour ne surtout pas être tenté de la toucher.
– Que se passe-t-il ? Demanda-t-elle avec un ton surpris et un air effrayé. Je ne vous plais pas ?
– Non, bredouillais-je, ce n’est pas ça du tout ». J’étais rouge de honte et de colère contre moi-même, je parvins tout de même à ajouter. « je crois que je n’y arriverai pas aujourd’hui. Impuissant, totalement mou. Pardonnez-moi, je propose que nous discutions et que je vous paie. J’ai passé une très mauvaise soirée et je n’ai pas envie de finir la nuit seul.
– Oh, d’accord, c’est la première fois que cela m’arrive, dit-elle. Je vous écoute, c’est dommage para vocé…
Elle n’avait pas encore terminé sa phrase que je me mis à parler sans discontinuer. Je crois que je n’avais jamais autant déblatéré de ma vie. Je reprenais mon discours par le commencement, c’est-à-dire là où nous en étions restés vingt minutes auparavant, sur les conditions météorologiques qui m’avaient mis dans cette situation catastrophique.
« Maria, je suis vraiment navré. J’ai honte, vous comprenez. Je n’y arriverai pas. C’est de la faute de cette pluie, de ce déluge, de ce mauvais temps qui nous poursuit depuis des jours. La pluie me met dans cet état depuis que j’ai douze ans. Ce soir, c’est encore plus terrible que d’habitude. Je vous explique. Voyez-vous, j’ai perdu mon emploi, il y a un an. J’avais un poste de comptable dans une grande multinationale lausannoise, un bon salaire, des amis, un chouette train de vie. Une copine aussi. Très Jolie. Elle m’a quitté, il y a six mois, un soir de pluie. Elle me trompait depuis longtemps, mais n’arrivait pas à me l’avouer car je lui offrais de la sécurité et du confort. Avant notre séparation, nous passions des heures au lit lorsqu’il pleuvait. Mon appartement se trouvait au dernier étage. Mon futon était installé au milieu de la chambre sous le velux. C’était agréable. Ma copine, je n’avais plus qu’elle. C’était mon « tout » dès notre rencontre. Le chômage et mon manque d’empressement à retrouver un job m’ont fait la perdre. Ainsi elle est partie en m’annonçant qu’elle ne m’aimait plus, au lieu de passer la nuit et la journée suivante avec moi à écouter le plic-ploc des gouttes d’eau sur la fenêtre et le toit, comme nous le faisions avant. Notre rencontre me faisait penser à Higelin, « Tombés d’en haut comme les petites gouttes d’eau, Que j’entends tomber, dehors par la f’nêtre, Quand je m’endors le coeur en fête ». J’aimais la pluie quand nous étions ensemble. Lorsqu’elle m’a quitté, son nouvel amant est venu la chercher chez nous avec un parapluie. Un parapluie noir et grand où il y avait de la place pour au moins 3 personnes. Je me suis alors mis à détester les femmes et encore plus la pluie. Grâce à elle, pendant cinq ans, j’avais oublié mon premier traumatisme : le jour où ma mère a été retrouvée morte dans sa voiture. Assassinée. Un fou lui a assené 30 coups de couteau et l’a laissée pour morte dans sa voiture au bord d’une petite route de campagne en direction de Cossonnay. On n’a jamais retrouvé son meurtrier. J’avais douze ans. Ma mère exerçait la profession d’infirmière et ce soir-là, elle était de garde. J’étais donc resté seul à la maison pour la nuit, mais j’avais l’habitude. A partir de l’âge de 10 ans, elle avait estimé que j’étais assez grand pour rester seul quand elle se rendait à l’hôpital la nuit. Elle rentrait le matin juste avant que je retourne à l’école et me préparait le petit-déjeuner. Elle se couchait une fois que j’étais parti. Ce matin-là, elle n’est pas revenue. Il pleuvait des cordes. Je m’en souviens comme si c’était hier. Au lieu de ma mère, ce sont quatre policiers qui ont sonné chez moi. Ils étaient trempés. Ces hommes aux mines totalement déconfites ne savaient pas comment m’apprendre, à moi, garçon de douze ans, la mort de ma mère. Et pourtant, ils ne savaient pas qu’elle était mon unique famille.
J’étais détruit et je ne comprenais pas pourquoi elle, pourquoi moi. J’en voulais à la terre entière et j’avais raison, car par la suite mon existence n’a été qu’une suite de déplacements, de foyers et de déracinements. Socialement et affectivement, je ne m’attachais jamais, me consacrant à mon travail corps et âme.
Trente années se sont écoulées depuis. C’était en 1985. Une année marquée d’une pierre noire. Celle du meurtre de ma mère, un soir de pluie.
La seule personne à laquelle je m’étais lié était Laura, mon âme sœur, qui elle aussi, a fini par m’abandonner. Vous savez Maria, je ne vaux pas mieux que d’être rejeté, fut ma conclusion de ce long monologue sous forme de confession.
– Oh, mon pauvre, je vous comprends, m’interrompit la jeune femme du tac au tac. Elle n’avait pas perdu le nord et avait vu l’aiguille de l’horloge tourner, tourner et son client qui n’arrêtait pas de parler…Un peu désespérée, la jeune femme reprit la situation en main. Il était temps que je la paie et qu’elle retourne sur son trottoir. Maria était désolée, mais à part m’écouter sans broncher, elle ne pouvait pas faire grand-chose. En me caressant doucement l’épaule, elle poursuivit avec sa voix chantante :
– Nous devons partir maintenant… Pouvez-vous me payer et me ramener là où vous m’avez embarquée ? Demanda-t-elle avec le plus de tact et de douceur possibles.
– Ah oui, ok, ok ! Je vous ramène. Je vous saoule, n’est-ce pas ? demandais-je avec un soupçon d’énervement dans la voix. Je me levai et ouvris la portière pour reprendre place derrière le volant. Je devais également accéder à mon portefeuille qui se trouvait dans la boîte à gants. La pluie ne s’était pas arrêtée pendant notre discussion, elle s’était plutôt renforcée. J’avais l’impression que le ciel se déchaînait. Maria fit de même. Je me penchai sur ses jambes pour accéder à l’argent que je lui devais. J’eus un sursaut. Comment avais-je pu résister ? Satanée pluie.
– Et voilà, lui dis-je en lui tendant les billets.
– Merci beaucoup. Je suis un peu gênée que vous me payiez pour ça, mais j’accepte votre argent, dit-elle un peu froidement tout en rangeant les billets entre sa poitrine et sa robe rouge.

L’autostoppeur
Je démarrai en silence et nous n’échangeâmes plus un mot du trajet. Avais-je bien fait de me confier à elle et de remuer mon passé ? Ma mère me manquait terriblement, Laura aussi. Maria avait écouté ma détresse. La jeune prostituée l’avait entendue et je crois qu’en fin de compte cela m’avait fait du bien, j’étais plus calme. Peut-être avais-je eu une meilleure idée que de coucher avec elle ? Je n’arrivais pas contrairement à ma conviction de départ à transformer les femmes en objets de vengeance. Peut-être ne les haïssais-je pas tant que je le pensais au final ? Je compris qu’en vérité, les femmes me faisaient peur et que la seule personne que je détestais, c’était moi-même.

Maria me remercia d’un sourire doux et sauta avec légèreté de la voiture, s’éloignant avec un signe de la main. Lorsque la portière claqua, je me retrouvai à nouveau extrêmement seul et triste. Cependant, apaisé, je pouvais enfin reprendre la route de mon appartement. J’enclenchais les essuie-glaces dans un mode encore plus rapide pour chasser les rivières qui dévalaient la vitre. J’étais reparti, le moteur ronronnait à nouveau. Devant moi, les rues noyées. La musique envahissait à nouveau l’habitacle. Toujours la même chanson, comme ma mère, il y a trente ans.
Sous un lampadaire, sur la large avenue de Tivoli qui me ramenait au centre-ville, je vis apparaitre une grande ombre en manteau, qui dégoulinait. L’homme qui la projetait sur l’asphalte inondé devait être trempé jusqu’aux os. Je remarquai aussi qu’il pointait un pouce en direction de la route. Faire de l’autostop sous la pluie à une heure pareille, quelle drôle d’idée, me dis-je ! Le faible éclairage public ne me permettait pas de distinguer son visage à travers le parebrise et les trombes d’eau qui se déversaient toujours. Il devait certainement lui être arrivé quelque chose pour qu’il se trouve à cet endroit à ce moment-là.
Je le dépassai et me garai sur le bas-côté.
L’autostoppeur s’avança vers ma voiture, la contourna et se pencha vers moi à travers la vitre, comme l’avait fait Maria, une heure auparavant, avec une toute autre attitude cependant. C’était un homme d’une soixantaine d’années, l’air hagard. Ses cheveux gris et longs étaient plaqués contre ses joues maigres et trempées. J’ouvris la fenêtre un peu à contrecœur. Au fond de moi, une petite voix me disait que je n’aurais pas dû m’arrêter. La silhouette mouillée m’avait fait pitié. J’avais donc encore un peu de compassion pour mes congénères.

– Bonsoir, vous allez où ? Fis-je un peu effrayé par l’apparition de ce visage émacié.
– Bonsoir Monsieur, Je suis reconnaissant que vous vous arrêtiez… Je ne pensais pas qu’une bonne âme le ferait à une heure pareille avec ce mauvais temps. Pourriez-vous me déposer chez mon frère ? Il habite à Mex.
J’hésitais vraiment. Il y eut un moment de silence entre nous. Seule la voix d’Annie Lennox reprenant le refrain «Here Comes The Rain Again » meublait la tension latente. La pluie ininterrompue qui noyait le pauvre bonhomme et qui en même temps pénétrait par la vitre me firent accepter.
– Oui, montez, répondis-je, ce n’est pas vraiment sur mon chemin mais étant donné que je n’ai rien de mieux à faire…
C’était un oui faible et pas très convaincu.
L’homme fit le tour de la voiture. Il portait un long manteau beige et sa maigreur était un peu effrayante. Il s’assit à côté de moi, sur le siège du passager. Il allait le détremper, me dis-je désespéré, jamais je n’aurais dû accepter.
L’inconnu s’installa. Il n’avait pas de parapluie, pas de bagages. Il portait juste ce long manteau de pluie beige. Il me regarda et me dit :
– Merci encore. Quel bon choix musical ! J’adore ce morceau, cela me rappelle ma jeunesse et surtout une rencontre d’il y a trente ans, un soir de pluie.
Je constatai une lueur étrange dans son regard alors qu’il disait cela, sans vraiment réaliser le poids et l’importance de ses dernières paroles. En démarrant, ne pouvant pas réfréner ma curiosité et l’inquiétude qui l’avait fait naître, je lui demandai ce qu’il faisait là à une heure pareille sous la pluie et sans affaires.
– Nous nous sommes disputés avec ma femme. Elle m’a jeté dehors, sans me donner les clefs, ni d’argent, ni mon téléphone portable. Je pense qu’elle sera calmée d’ici à demain matin. Je pourrai certainement rentrer chez moi… Enfin, je l’espère.
Son discours sonnait faux et son attitude fébrile me fit douter. Je pris le chemin de Mex, une boule au ventre. La route était déserte à présent et nous étions sortis de la ville, totalement isolés, cet homme à l’attitude étrange et moi.
A cette pensée, je réalisai que ce que je vivais une autre personne proche de moi l’avait vécu.
Une femme seule dans une voiture avec comme cadre la campagne sombre en direction de Cossonnay. Il y a 30 ans, sous la pluie. Du sang qui se mêle à l’eau sur la chaussée…Une image, une musique.
Au dernier couplet de la chanson d’Eurythmics, il me demanda de remettre le morceau encore une fois. C’est alors que je compris la fin de mon histoire, mais il était déjà trop tard.

J’avais pris le même chemin que ma mère, un soir de pluie.

*********************************************

Sur cette page vous trouverez différentes nouvelles rédigées pour des concours ou pas. L’an dernier, j’avais participé à un concours de nouvelles organisés par les éditions Encre Fraîches sous le thème des Masques et ma nouvelle « Reflet Double » avait été retenue. Vous pouvez la découvrir dans le recueil publié à l’occasion du Salon du Livre 2015.

Découvrez ci-dessous la nouvelle soumise pour le concours « A l’aveugle » de l’association vaudoise des écrivains, qui n’a malheureusement pas été primée :-), mais j’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire, bonne découverte!

Aveuglée ou l’amour est aveugle

A tâtons, du bout des doigts, je parcourais ce visage si délicat. C’était comme une caresse sur la page d’un livre, où l’on devinait l’histoire unique qu’il avait à raconter. Chaque ride, chaque cicatrice, chaque poil, chaque relief de cette géographie étonnante me faisaient ressentir une émotion intense. Je devinai que cette figure me souriait. Mon index se promena avec précautions sur les lèvres qui faisaient sourire cette bouche, douce, charnue, appétissante. J’eus l’envie irrépressible de l’embrasser, de goûter ces lèvres. Je ne le fis cependant pas, car je ne parvenais pas à déchiffrer ce sourire. Que signifiait-il ? Était-ce de la bienveillance ou de la moquerie, de la pitié ? De la gêne, de la timidité peut-être ? Je ne voulais cependant pas que cette expression s’évanouisse. Je continuai donc mon exploration tendre et minutieuse, tout en réprimant mon désir avec force, ce qui eut pour unique effet de l’amplifier encore. J’avais fermé les yeux, car selon moi, c’était la meilleure façon de s’imprégner de l’instant et, de toute façon, je n’y voyais plus vraiment clair. Ma vision était embuée, embrumée, déformée, défigurée, dédoublée. Elle tanguait, une fois à gauche, une fois à droite. Dans ce monde d’apparences, je l’avais volontairement handicapée, l’espace de quelques heures dans une soirée. Je le faisais assez régulièrement. Pourtant, cette fois-ci, tout était différent. Des émotions nouvelles s’ouvraient à moi grâce aux sens qui me restaient. J’entendais au loin, comme dans une autre dimension, le dj qui enchaînait les disques et les hits des années 1980. A l’instant précis où ma phalange s’était posée sur ses lèvres, j’avais reconnu le morceau Kiss de Prince : « You don’t have to be rich, …, I just want your extra time and your Kiss », une coïncidence. Une ode au laisser-aller et à la spontanéité. Je percevais également les discussions autour de moi ; des voix parfois un peu plus fortes sifflaient dans mes oreilles puis s’éloignaient dans mon dos. Il y avait aussi des rires étouffés. J’avais déjà perdu quelques-uns de mes sens, non seulement ma vue me faisait défaut, mais aussi mon sens l’orientation et de l’équilibre. L’Ouïe m’accompagnait, mais je n’en avais pas besoin car il ne parlait pas et moi non plus. Mes yeux clos, je sentais sa respiration au-dessus de ma tête, elle effleurait mes cheveux. Lente et régulière au début, elle s’accélérait à mesure que mes doigts progressaient et s’aventuraient dans les secrets de ce visage. Il était bien plus grand que moi. Avec lui, je me trouvais infiniment petite et fragile. Cette proximité avec ce corps et cette âme m’était, elle aussi, totalement étrangère et inconnue. Je devais néanmoins lever un peu les bras pour poursuivre mon investigation. Je sentis ma main trembler légèrement, lorsqu’un bras s’enroula autour de ma taille pour me rapprocher. Sous l’effet de la surprise, en trébuchant un peu, mon visage plongea dans son torse entre les plis de sa chemise à la base du cou. Mes mains, elles, avaient été interrompues dans leur incursion, déçues, soudainement désœuvrées et privées de cette entreprise très agréable. Je sentis sa chaleur, sa douceur et son odeur. Je devais avoir l’air un peu bête et en déséquilibre, les bras levés, le nez dans son cou. Cependant, de rester un peu ainsi, n’était pas du tout désagréable au contraire. Je souhaitais que cet instant dure une éternité. « Vers l’infini et au-delà » criait une voix enfantine dans ma tête. Mes paumes s’étaient plaquées dans un mouvement de réflexe afin de me rééquilibrer contre le mur froid juste derrière. Paf. C’était une baffe glaciale donnée par ce support impersonnel et minéral. Mes doigts me brulaient à présent, comme gelés, par le passage du vivant à l’inerte. Aïe. Du rêve au réel, du brouillard à la clarté, de la cécité à la vision. Mes yeux ne voyaient pas clair du tout. Dans sa cage, mon cœur s’était mis à battre encore plus vite. Quel était donc ce sentiment qui faisait vibrer ma pompe à émotions ? Et puis, si je m’étais trompée, si son geste qui m’était apparu comme une invitation au rapprochement n’était en fait qu’une façon de dégager la voie aux personnes qui se rendaient aux toilettes ? Impossible. Nous nous étions embrassés. Je me souviens de cette sensation agréable. Pourtant, oui, c’est vrai, nous nous trouvions dans le couloir qui menait aux WC. Flashs. C’était mon imagination. Dans un réflexe de survie, je redeviens aussitôt aveugle. « Non », me dis-je, il s’agit bien d’une tentative de rapprochement. Nous nous sommes enlacés, passionnément ». De cela je m’en souviens très bien. Je tangue. Je me revois secouer la tête, puis m’échapper dans un mouvement maladroit et pas du tout élégant. Tout à coup, je me sens ridicule et laide empestant l’alcool. La musique résonne dans mes oreilles ; je croise des invités, ils me dévisagent. Je loupe une marche. Je me redresse, saisis ma veste. Je suis sauvée ou presque. Lucidité. Dans la nuit, le néant me tend les bras. Ce dernier verre engloutit à la va-vite est en train de faire son effet. Je quitte les lieux, sans me retourner. Il est là, à quelques enjambées de moi, avec une autre fille. Ils s’éloignent, enlacés, dans la nuit. C’est le coup de grâce qui ouvre les portes à l’inconscience. Je hèle un taxi. L’homme au volant me comprend à peine. Il devine ma destination en lisant dans mes gargouillis. Il doit en voir des personnes comme moi, des tonnes. Je sombre, bercée par les virages. Le chaos s’installe et c’est le trou noir. Amnésie, cécité alcoolique. Des larmes roulent sur mes joues, comme des sillons de réalité. Que s’est-il passé ? J’étais ivre, grisée par le désir. L’autre ne l’était sans doute pas. « Love is Blindness». J’ai un gout amer dans la bouche. Je suis dans mon lit, seule, avec mon haleine fétide et mon mal de tête. Une claque de réalité crue, qui m’éloigne de ce baiser filtré par le brouillard éthylique dans lequel je m’étais enveloppée. Le baiser n’existait pas, il n’a jamais eu lieu.

Pour illustrer cette nouvelle:

La première nouvelle que vous pourrez découvrir ici est née de ma participation à ce même concours d’écriture des éditions Encre Fraîche mais cette fois sur le thème « Au fond du jardin… ». Mon écrit n’a malheureusement pas été retenu, mais vous pouvez la lire ici et en musique, car il s’agit d’une « Berceuse« :

Belle lecture!!!

Berceuse

On candy stripe legs the spiderman comes
Softly through the shadow of the evening sun
Stealing past the windows of the blissfully dead
Looking for the victim shivering in bed
Searching out fear in the gathering gloom and suddenly!
A movement in the corner of the room!
And there is nothing I can do
When I realize with fright
That the spiderman is having me for dinner tonight…
The Cure, Lullaby
«Dodo, l’enfant Do, l’enfant dormira bien vite, Dodo l’enfant do, l’enfant dormira bientôt»…Dans le crépuscule s’élevait une voix féminine mi-douce, mi-amère, «Dodo, l’enfant do, l’enfant dormira bientôt», poursuivait-elle inlassablement. La nuit était tombée sur une petite maison sise au milieu des immeubles au centre-ville. Isolée derrière une épaisse végétation faite d’arbres divers, de buissons et de roseaux, la demeure semblait hors du monde et du temps, îlot de verdure cernée par  le béton, oasis de paix au sein de la circulation. Ce soir-là, tout paraissait calme, seule la berceuse qui montait vers les étoiles et la lune résonnait et faisait vibrer les feuilles et les branches pour se frayer un passage à l’air libre en direction du firmament.

Joachim s’était endormi en serrant son doudou très fort dans les bras comme chaque soir, se pelotonnant sous la couette. La chanson s’était tue, tout était silencieux à présent. Ses petits doigts avaient fini par lâcher leur emprise sur la peluche qui était tombée sur le sol. Sa mère en avait profité pour s’éclipser de la chambre discrètement. Joachim avait rejoint le monde des rêves.

Quelques minutes plus tard, la même voix, avec une intonation plus pressante, s’était élevée, en provenance du fond du jardin, «Dodo…», comme toutes les nuits.
Joachim dormait à poings fermés.

Le jardin était magnifique, même si il s’agissait d’une surface relativement restreinte. Bordé par deux haies de houx, clôturé par un mur en briques au fond, un petit chemin fait de pierres polies traversait un gazon bien entretenu et menait vers un cyprès touffu au pied duquel avait été installé un banc. Lorsque l’on s’y asseyait à l’ombre de l’arbre, on pouvait observer la terrasse de la maison ou encore regarder la brise faire bouger les branches du saule pleureur juste en face.

La famille vivait depuis longtemps dans cette demeure. Léguée par la grand-mère paternelle à son fils, elle lui appartenait depuis sa mort. Ce dernier y avait grandi et avait décidé de s’y installer avec sa femme. Datant du 19ème siècle, la maison avait vieilli et avait besoin d’être rafraîchie. Quelques années plus tôt, des ouvriers avaient entrepris des travaux de rénovation de la cuisine et des pièces du rez-de-chaussée. Le plus urgent avait été de remplacer le toit et de refaire l’isolation. La mère de famille en avait rapidement eu assez de devoir partager sa maison avec des étrangers pendant des mois, alors que son mari était en voyage pour son travail. Il était bien trop souvent absent à son goût. Cependant, la présence des ouvriers l’étouffait et l’agaçait. Ses amis, quant à eux, s’étaient imaginé à tort que cela lui changerait les idées et lui ferait oublier un peu sa solitude. Au contraire, elle souhaitait leur départ avec la fin des travaux plus que tout au monde.

Un petit étang avait été aménagé pour héberger quelques poissons rouges – des carpes koï – et des anémones et amenait un peu d’exotisme et de fraîcheur. Traversé par un pont japonais, des bambous et des roseaux avaient été plantés du côté de la haie et formaient un abri pour les grenouilles et autres animaux visitant les lieux. Lorsque l’on s’approchait, on pouvait entendre un clapotis agréable qui apportait une touche zen à l’endroit. Passionnée par l’Asie, la femme au foyer avait installé une mini-cascade rocheuse, des galets, un petit temple en bois ainsi qu’une petite statuette de Bouddha autour du plan d’eau. Elle passait des heures à réarranger les pierres une à une, à nourrir les carpes, à les regarder dans le fond de l’eau trouble ou encore à errer au fond du jardin, la nuit.

Ni Joachim, ni son père ne s’y rendaient. Pour eux, il n’y avait rien derrière le cyprès. Juste une haie de buissons indéfinissables, faite de rosiers et de ronces qui dissimulaient le mur en briques. Joachim avait peur du fond du jardin, car il y faisait sombre. Son père n’y allait pas car le peu de temps dont il disposait lorsqu’il était là, il préférait le consacrer à autre chose. Ainsi, il s’installait d’ordinaire près du Cyprès. Il contemplait le saule pleureur que sa mère avait planté en mémoire de son père. Ces instants étaient plutôt rares. En effet, l’homme d’affaires voyageait beaucoup et il n’était que rarement présent. Son absence pesait d’ailleurs sur la famille, sur sa femme en particulier. Ne travaillant pas depuis la naissance de Joachim, elle restait à la maison et l’ennui la tiraillait. Elle ne s’occupait de rien dans le ménage, car son mari, fortuné, avait engagé du personnel de maison, pour effectuer toutes les tâches qu’il considérait comme ingrates, afin de la protéger. Ainsi, un jardinier venait une fois par semaine, une bonne logeait dans la maison et s’occupait de la cuisine et du ménage; Enfin, une nounou s’occupait de Joachim. Le petit garçon, âgé de cinq ans, allait à l’école depuis une année et n’était donc pas à la maison la journée. La femme d’une quarantaine d’années se retrouvait donc seule et désœuvrée la plupart du temps. En fait, elle subissait cette solitude depuis quinze ans déjà, soit depuis qu’ils avaient décidé de s’installer dans cette maison. Elle avait bien essayé de s’occuper, s’inscrivant à l’université pour adultes, apprenant des langues étrangères, prenant des cours de peinture. Elle avait même pris un amant. Et finalement, elle s’était lassée de lui aussi. Trop présent, trop demandeur, trop envahissant, inintéressant. Elle trouvait toujours une bonne raison et justification pour abandonner. Aucune occupation, hormis la décoration d’intérieur ne l’avait passionnée jusque-là, même s’occuper de son fils l’ennuyait et ne lui permettait pas de trouver satisfaction.

Joachim ne disait rien, mais il ressentait. Il ne disait rien, mais il souffrait. Le petit garçon avait besoin de son père et de sa mère, et tous deux étaient absents, chacun à sa manière. Il avait plus ou moins oublié son père. Il ne se rappelait de lui que par les présents sans âme qui s’accumulaient dans sa chambre. Sa mère, elle, était présente, parfois. Mais lorsqu’il cherchait son regard, ce dernier flottait dans le vague. L’enfant avait l’impression que les yeux de sa maman s’étaient perdus quelque part et qu’ils ne reviendraient jamais dans leurs orbites.
Souvent, il pleurait. Son seul véritable ami, son doudou, un éléphant en peluche, élimé encore plus gris qu’un véritable éléphant, le comprenait et l’écoutait. Joachim lui racontait sa détresse d’enfant. Comme il l’avait fait avec son lapin, Câlin. Aujourd’hui, il ne le pouvait plus, Câlin, était parti au paradis des lapins. Joachim était inconsolable.

******************************************************
Six ans plus tôt
Couchée sur le canapé, Marie sanglotait, comme tous les jours à cette heure. La bonne était partie faire des courses et le jardinier ne venait que le vendredi. Joachim n’était pas encore né. Son mari était parti depuis 2 mois déjà. Il n’avait pas remarqué qu’elle avait encore perdu du poids lorsqu’il était revenu, il n’avait pas non plus prêté attention qu’avant de les perdre, elle les avait pris ces kilos. D’ailleurs, il ne faisait attention à rien.
Elle, elle l’attendait avec impatience chaque fois. Son retour était une fête. La jeune femme s’apprêtait. Le matin, avant de retrouver son mari, elle se rendait chez le coiffeur, l’esthéticienne et achetait de nouveaux sous-vêtements. Puis, Marie demandait à la bonne de prendre congé. Elle souhaitait être seule avec lui dans leur maison.
Son mari revenait pendant une semaine, puis repartait. Ils faisaient l’amour dès qu’il passait le pas de la porte, pour rattraper le temps perdu, parce que cela se faisait. Sans passion et avec frénésie pour lui, avec amour et ferveur pour elle. Le premier jour, elle lui préparait exceptionnellement un dîner. Le couple passait ensuite la soirée ensemble. Les premières fois, les échanges fusaient. Plus le temps passait, plus le silence envahissait la grande table de la salle à manger. Les sourires étaient crispés, les gestes saccadés. Le tintement et le crissement des couverts dans les assiettes s’étaient lentement substitués aux rires et aux discussions mutines.
Chaque départ était à la fois un déchirement et un soulagement. Des sentiments contradictoires tiraillaient les époux. Le jeune homme était soulagé de quitter son épouse, car après une semaine auprès d’elle, il se sentait étouffé et ne savait plus quoi lui dire. L’annonce d’une nouvelle mission représentait donc une véritable bénédiction et il attendait l’appel téléphonique de ses associés avec impatience. Pour Marie, c’était l’inverse. La perspective du départ de son cher Henri la plongeait dans un état d’angoisse et de déprime profonds. Les deux jours précédents, la jeune femme se renfermait sur elle-même, ne parlait plus que par syllabes et gardait les yeux rivés dans le vide, tenant son mari à distance. Soudain, elle se mettait à chanter en chuchotant: «Dodo, l’enfant Do» recroquevillée sur le fauteuil en cuir du salon, se balançant d’avant en arrière. L’homme, ne lâchait pas son ordinateur et n’entendait pas la ritournelle étrange…
Elle serait seule, à nouveau, dans cette grande maison vide. L’avion de son mari décollait ensuite en direction de Singapour, Tokyo, Rome, Paris, ou encore New York.
Cette fois-là, les affaires avaient appelé Henri à Hong Kong.  A son retour, comme à son habitude, il était rentré les bras chargés de présents pour sa femme. Des perles, des fleurs, des chocolats et une montre. C’est ainsi qu’il lui démontrait à quel point elle lui avait manqué.
Pourtant, tout avait été différent cette fois-ci. Marie avait une demande important à formuler.  Lorsqu’Henri avait fait résonner le carillon de l’entrée, les pas de sa femme avaient été moins rapides dans les escaliers en bois qui descendaient dans le long hall et sur le parquet jusqu’à la  porte. Il avait attendu plus de temps que d’habitude. Elle était arrivée en chemise de nuit, mal coiffée. La bonne avait fait son apparition derrière sa femme. Mais que se passait-il donc? Evidemment, pour lui, cela changeait tout. Tout désir s’était envolé et il manqua de faire tomber les paquets sur le sol. Il resta ainsi et murmura :
«Bonsoir chérie, bonsoir Anna» à peine audibles et ne l’embrassa pas. Ils passèrent presque immédiatement à table. L’homme ne s’était pas remis de sa surprise et de sa déception. A table, le silence était pesant après l’échange courtois des banalités habituelles:
Comment s’est passé ton voyage? Les affaires? Demandait Marie avec une voix monocorde et Hong Kong, c’est comment? Henri avait répondu d’un ton ennuyé et froid.
Après un long moment sans qu’aucun mot ne soit prononcé, la demande de la jeune femme avait fait l’effet d’une bombe.
– Chéri, j’aimerai avoir un enfant. Maintenant.
Les mots se répétaient en échos dans la salle à manger design, « Un enfant, un enfant… », Jusque dans le fond du jardin.
Une année après naissait Joachim.

***************************************
4 ans plus tard
Henri avait eu une excellente idée, cette fois-ci. Plutôt que des Playmobils, des Légos ou des petites voitures, il offrirait un animal à Joachim. Il avait longuement réfléchi, serait-ce un chien ? Non, pas un chien, il ferait des dégâts dans le jardin et Marie détestait les chiens. Un chat ? Pas un chat non plus… L’animal aurait pu blesser l’enfant. Un lapin ou un cochon d’Inde, ce serait parfait, conclut-il. Une fois dans l’animalerie se penchant sur les différents petits rongeurs proposés à la vente, le père de famille avait exclu le cochon d’Inde pour une raison bien simple, ses cris stridents étaient tout bonnement insupportables. Dans la cage, il n’y avait que des rats et un lapin à longs poils blanc. Ce serait lui. Câlin.
Une demi-heure après, il avait acquis le lapin et tout le matériel nécessaire: une cage, une mangeoire et même de la nourriture pour rongeurs. Il avait prévenu son fils qu’il amenait une surprise et malgré le fait que l’enfant était prévenu, Henri était sur de l’effet qu’il produirait en arrivant à la maison.
Joachim attendait derrière la porte d’entrée depuis près de trente minutes déjà. Il avait amené ses jouets dans le corridor pour être sûr de ne pas rater l’arrivée de son père. Sa mère, quant à elle, regardait la télévision, passive. Le petit garçon était heureux de revoir son père. Chaque fois, c’était une fête et une surprise. Il courait dans ses bras lorsque la sonnette tant attendue se faisait entendre. Des cadeaux, encore des cadeaux. Il était bien trop petit pour comprendre qu’il achetait sa mauvaise conscience de la sorte. D’ailleurs, après avoir remis les présents, Henri ne jouait pas avec lui. Il se contentait de jeter un œil distrait aux cartons d’emballage qui jonchaient le sol et le petit qui s’activait autour. Il passait souvent plus de temps seul à consulter ses e-mails et son téléphone portable ou à regarder le saule pleureur dans le jardin.

Alors que Joachim construisait un circuit automobile qui sillonnait le sol du salon aux escaliers du corridor jusqu’à la porte d’entrée de la maison, le son strident du carillon de l’entrée résonna. L’enfant sursauta et se dirigea vers l’entrée.
Papppppppaaaaaaaa! hurla-t-il en ouvrant grand la porte. Ohhhhhhhhhhh, s’écria-t-il lorsqu’il vit le petit animal blanc dans la cage.
Caresse? demanda-t-il à son père.
L’homme posa la cage à terre et en embrassant son fils sur la tête, il ouvrit la cage pour en sortir Câlin et le tendit à son fils.
Fais attention mon bonhomme, lui dit-il. Tu devras en prendre soin, seul. Câlin sera ton ami.
Le petit garçon d’à peine 4 ans esquissa un sourire angélique en serrant l’animal très fort contre lui. Il avait compris.
Son père entra ensuite dans la maison sans se retourner et sans adresser un regard à sa femme, qui s’était approchée, en silence, dans le corridor.

*****************************************************************************
2 ans plus tard
Ce jour-là, Câlin était mort. Joachim était rentré de l’école comme à son habitude accompagné de sa nounou. La première chose que l’enfant faisait en arrivant chez lui était d’aller voir son lapin. Il avait alors découvert le petit corps poilu inanimé dans sa cage.
Le petit garçon s’était effondré en pleurs. Il était inconsolable. Sa mère n’avait plus réagit, cela faisait des années qu’elle ne bronchait plus. Rien ne l’atteignait. Assise dans le canapé, elle attendait que le temps passe. Elle ne s’occupait pas plus de Joachim que d’elle-même. Le seul moment, où elle entrait en contact avec lui, était le moment du coucher. Or, la mort de Câlin était un drame et elle n’avait aucune idée de comment le gérer. La nounou qui avait assisté à toute la scène avait pris les devants, elle avait composé le numéro de téléphone du père de famille. Pragmatique, même s’il se trouvait alors à l’autre bout du monde, il saurait sans doute que faire.
Soupir de soulagement. L’homme était en chemin pour la maison. Il revenait de voyage. Sa femme paralysée par la dépression et les médicaments qu’elle prenait pour combattre la maladie n’avait plus aucune notion du temps. Bien entendu, elle avait également oublié qu’Henri revenait ce jour-là. Elle regardait avec désespoir et impuissance son fils malheureux. Elle n’arrivait pas à le consoler.
Le père de Joachim arriva une heure plus tard. Pendant ce temps, le corps sans vie du petit animal avait été remis dans sa cage. L’enfant s’était réfugié dans sa chambre, allongé sur le lit, caché sous les couvertures.
Henri connaissait sa mission. A son arrivée, il se dirigea vers son enfant, frappant doucement à la  porte avant d’entrer. Puis, il s’assit sur le rebord du lit sans soulever la couette. Le père chuchotait.
Bonjour Joachim, bonjour mon chéri, je suis là, tout va bien. Il ne faut pas être triste, tu sais. Câlin est au paradis. Au paradis des lapins. Je sais que c’est difficile et que tu ne le reverras plus, mais je suis sûr, je te le promets, qu’il est heureux, là où il est. Il joue avec d’autres lapins comme lui et il te regarde. Il est très malheureux de te voir comme ça…!
Il entendit un petit gémissement de dessous les draps et les coussins. Puis, une touffe de cheveux apparut enfin.
Papa, il va trop me manquer….dit une toute petite voix empreinte de tristesse.
Je sais mon Joachim, tu vas lui manquer aussi, répondit Henri tout en le prenant sur ses genoux puis en le serrant dans les bras.
Nous allons prendre soin de Câlin, nous aussi. Son père le regardait dans les yeux. Il se leva et quelques instants plus tard, il réapparut dans l’embrasure de la porte avec une boîte à chaussures dans les mains.

Henri avait décidé d’organiser une cérémonie d’adieu pour Câlin afin que Joachim puisse essayer de faire le deuil de son animal de compagnie. Il s’agissait d’une sorte de rituel, comme celui du coucher, orchestré par sa mère chaque soir. En effet, l’homme avait lu que les enfants avaient besoin de rituels pour ramener des notions abstraites comme la mort ou le sommeil dans la réalité et pour être rassurés.
Le cérémonial aurait lieu au fond du jardin, au pied des épais buissons et des rosiers qui dissimulaient le mur en briques. Câlin serait au calme et à l’abri ici.
******************************************************************************
L’enterrement
Après avoir habillé le cercueil improvisé d’un papier kraft neutre sur lequel Joachim avait tracé les lettres composant CALIN de son écriture enfantine et déposé un linge de bain dans le fond pour qu’il soit bien installé pour son long voyage, Henri y avait couché le petit animal. Ensuite,  ils s’étaient dirigés en direction du fond du jardin, lentement. D’une main, il tenait la boîte et de l’autre la main de Joachim qui s’était remis à pleurer. Alors qu’ils arrivèrent à la hauteur de l’étang, il se rendit compte qu’il avait oublié une pelle pour creuser le trou dans lequel ils enseveliraient le lapin. «Zut» se dit-il.
Comme si la manœuvre faisait partie de la cérémonie, il demanda à Joachim de porter la boîte et de s’assoir sur le banc face au saule pleureur pour faire ses adieux à son ami. Seul. Ensuite, ils refermeraient le carton. L’enfant s’exécuta. S’installant sur l’assise en bois, il caressait le petit corps blanc sans vie en chuchotant et en lui racontant ses secrets comme il l’avait toujours fait. De temps à autres, une larme touchait le fond de la boîte, faisant résonner un léger «ploc» dans le silence inquiétant qui régnait dans le jardin.
Pendant ce temps, Henri s’était rendu dans la remise pour y chercher l’outil qu’il avait oublié et s’était rendu dans le fond du jardin pour préparer la sépulture tout en évitant que son fils ne l’aperçoive. Il s’était faufilé de l’autre côté du Cyprès, sous les branches et avait choisi un peu arbitrairement le lieu où il creuserait la tombe. Il coupa à l’aide d’un sécateur une rose blanche qu’ils déposeraient tous les deux sur la petite sépulture.
Il enfonça la pelle dans le sol meuble et souleva une première motte de terre sans difficulté. Lorsqu’il voulut recommencer il sentit quelque chose d’étrange, comme une résistance. Cela n’avait pas l’air d’être une pierre, car le métal de la pelle aurait émis un crissement à ce contact. Non, c’était à la fois tendre et dur. Henri souleva le contenu de sa pelle et le jeta à côté du petit trou…. ce qu’il crut y découvrir lui glaça le sang. Il écarquilla les yeux pour mieux voir. Il s’agissait d’un minuscule crâne, duquel son outil avait détaché quelques bout de peaux et de cheveux en décomposition….
Il réprima un cri.

Atterré, il était paralysé. Malheureusement, il ne rêvait pas. Ce qu’il venait de découvrir était bien ce qu’il pensait… Des restes humains….Qu’est-ce que ce crâne pouvait bien faire dans SON jardin? Alors que personne n’allait jamais dans le fond du jardin? Or, il n’avait pourtant pas creusé profondément. Peut-être une vingtaine de centimètres, tout au plus cinquante… Qu’est-ce que ce crâne pouvait bien faire à cet endroit?
Henri réalisa qu’il avait oublié son fils sur le banc. Il lâcha la pelle, blanc comme un linge, il revint vers son fils en lui disant que la cérémonie était remise à plus tard.
L’enfant ne comprit rien. Il voulait rester auprès de Câlin. Son père lui proposa donc de rester sur le banc pendant qu’il allait prévenir la police. Dans son esprit, il était clair qu’il n’allait pas en parler à sa femme, elle ne comprendrait jamais, elle ne comprenait rien de toute manière.
Quelques heures plus tard, la maison, le jardin et l’espace derrière le cyprès grouillaient de monde. La demeure n’avait jamais reçu autant de visiteurs en une seule journée. Les policiers allaient et venaient. Des experts de la police scientifique préparaient leurs instruments, d’autres prenaient des photos. La mère de famille avait été emmenée à l’hôpital. Henri s’entretenait avec les policiers et un magistrat qui l’auditionnaient et l’interrogeaient sans relâche. Pour eux, il était le suspect idéal, ou avec sa femme. Une tente avait été installée au fond du jardin, juste derrière le Cyprès. Cinq minuscules corps avaient été déterrés sous les ronces et les buissons au pied du mur en briques. Des nouveau-nés, enterrés avec une couverture comme s’ils dormaient. Des petits anges qu’on avait privé de vie.
Lorsque son mari vint vers elle et d’un regard autant accusateur inquisiteur pour lui annoncer la nouvelle, Marie avait perdu connaissance. A l’hôpital, elle s’était enfermée dans le silence, dans un mutisme dérangeant. Ses yeux étaient devenus fous, ils étaient définitivement partis avec elle.
Sur le banc en face du saule pleureur, une petite silhouette était restée, fragile et abandonnée. Malgré le brouhaha, les va et vient, Joachim n’avait pas bougé. Il restait assis, quasiment immobile. Il ne ressentait ni la peur, ni l’agitation autour de lui. Protégé dans la bulle qu’il s’était construite pour survivre, il y a bien longtemps. D’un geste mécanique, l’enfant avait sorti Câlin de sa boîte et le berçait en chantonnant: «Dodo, l’enfant Do, l’enfant dormira bien vite, Dodo, l’enfant do, l’enfant dormira bientôt.»