Je vous invite à découvrir le texte que j’ai rédigé dans le cadre du concours de nouvelles organisé par l’Association EcritureS Onex sur le thème qui invite à beaucoup d’imagination: « Partir? ».

Vous découvrirez à travers ces quelques lignes le périple d’un voyageur particulier….

Belle lecture!

Le voyageur sans mémoire

« L’important ce n’est pas la destination, c’est le voyage ». Robert Louis Stevenson

Le soleil peine à faire pénétrer ses rayons à travers la baie vitrée et à apporter un peu de chaleur dans le décor impersonnel de cette grande salle dans laquelle je me trouve. Une pièce où l’on attend. Des chaises, des fauteuils et quelques tables, contre un mur un écran, contre un autre une horloge. Je lis la position des aiguilles, il est six heures. Je cligne des yeux et promène mon regard autour de moi. Je suis pratiquement seul à patienter aujourd’hui sur mon fauteuil en cuir rigide et inconfortable. Depuis quelques temps, j’ai beaucoup de mal à m’endormir et pour ne rien arranger je me réveille à l’aube. Ce n’est pourtant pas un jour ordinaire. Je suis excité comme un enfant. Pour la première fois, je m’en vais. Mes prières et mes supplications ont été entendues. J’ai déjà essayé de me faire la malle à plusieurs reprises. Mes tentatives d’évasion se sont soldées par de retentissants fiascos et d’interminables réprimandes. Soit je n’avais pas pris la bonne direction, soit je n’avais pas été assez discret, parfois même je m’étais perdu, en bref, c’était comme si je n’étais pas encore prêt à effectuer le voyage. La désillusion et la déception me submergent. Ce qui est bien, c’est que j’ai déjà oublié. Chaque jour est une nouvelle page blanche, un espace vierge d’où sont également absentes la motivation et l’envie. Je regarde dans la pièce autour de moi. Il y a cette femme qui semble attendre depuis un siècle déjà, sa tête penche en avant. Je pense la connaître, je secoue la tête, en fait non, je ne l’ai jamais vue. Oh ! On dirait qu’elle s’est endormie, zut, j’aurais bien aimé discuter avec elle et lui raconter avec fierté que c’est le grand jour pour moi. Je me souviens de mes heures glorieuses, de mes 18 ans quand je crânais, beau comme un dieu, lors des fêtes du village. Les flonflons de l’accordéon me donnent de la force. Je suis un très bon danseur ; un excellent danseur, même.  Aucune femme ne peut me résister. Je valse à travers la salle avec légèreté dans mon costume du dimanche. Retour au présent. De l’autre côté de la pièce, il y a ce type qui regarde un écran, l’air vide et désespéré. Quelle heure est-il déjà ? L’angoisse, la tristesse et l’ennui sont à nouveau là sans que je n’en connaisse la raison. Des compagnons de vie depuis un bout de temps. Je ressens l’irrépressible envie de me lever et de me promener. Je ne me rappelle plus pourquoi je suis assis là. J’ai envie de rentrer chez moi, car ici, ce n’est pas chez moi. D’ailleurs, qu’est-ce que je fais là ? Je m’agite, mes jambes tremblent et j’essaie de me lever, péniblement. C’est vrai que je n’ai plus beaucoup de forces et pourtant je me sens pousser des ailes quand je repense à cette belle femme blonde aux yeux verts en robe rouge à petits pois jaunes. Je peux même sentir son parfum.

Une autre jeune femme s’approche, toute de blanc vêtue. Uniforme étrange, je ne me souviens pas d’en avoir déjà vu un de tel. Elle vient me chercher on dirait, mais oui, c’est vrai, je pars en voyage aujourd’hui. J’avais oublié. C’est une hôtesse de l’air un peu spéciale. Elle me prend gentiment par le bras pour m’aider à me lever et nous avançons en direction d’un couloir. Nous allons embarquer.

– Bonjour, Monsieur Chapuis. Comment allez-vous ce matin ?

– Bonjour Mademoiselle ! Quelle heure est-il ? Je vais bien, et vous-même ? Comment vous appelez vous ?

– Il est 7h00, Monsieur Chapuis. Je m’appelle Nadège. Ce matin, vous partez en voyage. Je vous accompagne à la gare. J’espère que vous avez bien dormi et que vous avez pris votre petit-déjeuner.

– Ah oui, c’est vrai, je pars en voyage. Merci, mon petit. Quelle heure est-il ? Oui, j’ai bien dormi. Est-ce qu’ils partent avec nous ? Demanda le vieil homme paniqué, en se retournant et en désignant d’un doigt tremblotant la femme et l’homme qui n’avaient pas bougé.

– Il est 7h00. Votre train part dans quelques minutes, Monsieur Chapuis. Non, vous partez sans eux. Ils voyageront un autre jour. C’est Caroline qui partira avec vous aujourd’hui. Voici votre billet de train. Elle vous attend sur le quai.

– Où sont mes bagages ? J’ai besoin de mes livres et de mon chapeau quand je pars. Nous partons en train ? Je croyais que nous partions en avion. Où allons-nous ? Quelle heure est-il ?

– Vos affaires vous attendent avec Caroline sur le quai. Vous partez en train et il est 7h02, répondit Nadège avec douceur. Nous allons où vous voulez aller.

– Merci. Nous partons en voyage ? Vous savez, mon petit, – Quel est votre prénom déjà ? -, cela fait longtemps que je ne suis pas parti. J’aimerai juste rentrer chez moi. Mais, je ne sais plus comment m’y rendre… Quelle heure est-il ? Sommes-nous en retard ?

 

Les yeux du vieil homme s’embuèrent. Nadège ne répondit pas cette fois et il ne parla plus non plus. Il ne parlait jamais beaucoup, Eugène. Elle prit sa main ridée qu’elle caressa avec un geste doux. Ils poursuivirent leur chemin à travers les couloirs aseptisés qui menaient à la gare. Un sourire éclaira le visage du vieillard lorsqu’il aperçut une petite dame rondelette avec un sac de voyage à ses côtés et un chapeau de feutre vert kaki à la main. Le train les avait attendu. Ses wagons multicolores étaient là. Une horloge indiquait 7h10. Depuis quelques mois, la maison de santé des Lilas avait instauré une toute nouvelle forme de thérapie, celle du voyage. Dans un décor de cinéma, les malades d’Alzheimer s’évadaient quelques heures lors d’une virée en train en ne quittant matériellement pas les lieux.

La petite dame, certainement Caroline, le salua en lui serrant la main. Une expression de bonheur infinie s’installa sur le visage du vieil homme dès qu’ils gravirent les « marches » pour pénétrer dans le wagon. Cet enchantement ne s’effacerait plus.  Son billet en main, Eugène Chapuis était heureux. Il ne savait pas où il allait, mais il y allait. Il partait. Enfin ! Un voyage dont il ne se souviendrait certainement plus à son retour. Un voyage pour une destination inconnue. Un voyage dont il fallait profiter au présent. Rien n’importait d’autre que de partir.